– « Je t’aimais, c’est pourquoi, tirant de mes mains ces marées d’hommes, j’ai inscrit en étoiles ma volonté dans le ciel, afin de te gagner la Liberté, la maison digne de toi, la maison aux sept piliers. Ainsi tes yeux brilleraient peut-être pour moi lors de notre arrivée. »

– Lors de notre arrivée où ?

– Je ne sais pas. À Jérusalem ?

– Pas mal. C’est de qui ?

– Attends, ne dis rien, laisse-nous deviner.

– Lawrence d’Arabie. 

– Ah oui ! Les Sept Piliers de la sagesse.

– C’est ça, la maison digne de nous ? La sagesse ? 

– Non, il dit : la Liberté.

– C’est drôle. On met toujours une majuscule à ce qui n’existe plus.

– A-t-Elle jamais existé ?

– Vous vous souvenez de l’arrivée de Jésus à Jérusalem ? Ses disciples lui font un accueil retentissant. Dans la foule, des pharisiens lui crient : « Maître, réprimande tes disciples. » Jésus leur répond : « Je vous le dis, si eux se taisent, les pierres crieront. »

– Amen !

– Comme dit le prophète Habacuc : « Car des murailles même, la pierre crie. »

– Alléluia !

– « Même si un peuple s’éteint, même si les hommes se taisent, les pierres, elles, parleront. »

– Qui a dit ça ?

– Isaïe, 66, 13 ?

– Non. Hitler, 1933. Discours sur la civilisation.

– Vous vous souvenez, en 70 ? Quand les Romains ont rasé le Temple, et la Ville. Il ne restait plus pierre sur pierre. 

– Pourquoi avoir conservé le Mur ?

– Ils ont voulu laisser un vestige pour témoigner de la grandeur de ce qu’ils avaient vaincu, et donc de leur propre grandeur. Si tu détruis tout, les pierres ne peuvent plus parler. Ce n’est pas à la clémence mais à l’orgueil des Romains que nous devons la vie.

– Tu parles d’une vie. Ces Romains n’avaient aucun scrupule.

– C’est amusant. Les Romains nommaient scrupule le petit caillou qui se glisse dans la sandale. Ils avaient donc des scrupules ! Mais bon. Un caillou dans la chaussure, ça gêne un peu, mais ça n’empêche pas de marcher.

– Ni de marcher sur les autres !

– Vous n’allez pas encore vous disputer. Ça ne vous suffit pas, toute cette violence autour de nous tous les jours ?

– Je ne jette la pierre à personne. Surtout pas la première. 

– Moi j’ai une cousine qui a participé à la première Intifada, et qui a blessé un soldat.

– Moi à une lapidation. Il y a bien longtemps. Une femme adultère. J’étais un simple caillou. Je crois que c’est moi qui l’ai tuée.

– Moi j’aimerais faire des ronds dans l’eau.

– Tu n’en ferais pas longtemps. Trois ricochets, et adieu la belle vie !

– Même finir au fond de la mer Morte, ça me va. Tout plutôt que ce calvaire. Marre des lamentations !

– Tu passes ton temps à te plaindre. Tu as fait une belle carrière. Finir dans le Mur, c’est le rêve de tout le monde. Beaucoup d’appelées, peu d’élues.

– Oh oui, une belle carrière ! Qu’est-ce que j’aimerais y retourner !

– Inch’Allah ! J’ai des amies de l’autre côté. Il paraît que ce n’est pas mieux sur l’esplanade des Mosquées.

– On dit le mont du Temple.

– J’en ai assez des hommes. Leurs suppliques, leurs prières… Ils ne pensent qu’à eux.

– Tu as vraiment un cœur de pierre.

– « Vous le verrez, et votre cœur se réjouira, et vos os reprendront vigueur comme l’herbe reverdit. » Isaïe, 66, 14.

– Moi je rêve de finir à Miami Beach. 

– Au mémorial de l’Holocauste ?

– Non, juste à la plage.

– Nous venons du fond des mers. Nous sommes faites des millions de squelettes d’animaux marins dont plus personne n’a le souvenir. Nous sommes âgées de quatre-vingt quinze millions d’années. Nous sommes les pierres de Jérusalem. Alors, je vous pose la question, mes sœurs : que peut-il encore nous arriver ? Les hommes ne font que passer. Ils se battent pour nous, en notre nom, mais que savent-ils de nous ? Nous crions depuis des millions d’années. Mais ils n’entendent rien. Sinon, ils seraient comme nous, en paix. Les uns contre les autres, libres de s’entretenir jusqu’à la fin des siècles. Ils ne voient en nous que des choses, qu’ils peuvent nommer de force. Ils ne voient en nous que des symboles de leurs divinités, alors que nous sommes la seule divinité qu’abrite Jérusalem. Nous sommes les pierres. Et sur ces pierres, inutile de bâtir une église. Nous sommes, de toute éternité, la seule église : nous sommes ce qui reste quand il ne reste rien. 

– Isaïe, 66, 15 ?

– Non, moi. 

– « Je suis celui qui suis », c’est de qui, déjà ?

– Moi aussi, je crois. Enfin, j’aurais pu dire la même chose. Enfin, nous.

– Tu me dirais comment finit le poème de Lawrence d’Arabie dans Les Sept Piliers de la sagesse ? La maison digne de nous, a-t-il fini par la construire ?

– Ah oui, « afin de te gagner la Liberté, la maison digne de toi »… J’aime beaucoup. Moi aussi je veux entendre la fin.

– Vous y tenez vraiment ? Nous ne savons même pas à qui était destinée cette maison. Aux Arabes ? Aux Juifs ? 

– Nous ne le saurons peut-être jamais. Mais dis-nous la fin.

– Comme vous voudrez. « Les hommes m’ont prié d’ériger notre œuvre, la maison inviolée, en souvenir de toi. Mais pour que le monument fût exact, je l’ai fracassé, inachevé. Et maintenant ils grouillent, les petits êtres, pour se rafistoler des masures dans l’ombre et la ruine du don que je te destinais. »  

@opourriol

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