– C’est le désert. Imagine... Alexandre le Grand avec ses cavaliers à la poursuite du grand Darius, roi des Perses. Emporté par son élan, il manque d’eau. Après onze jours, la soif est terrible. Le découragement gagne. Une fois encore, le général Désert est sur le point de vaincre.

– Où veux-tu en venir ?

– Sous le soleil de midi, Alexandre tombe sur des Macédoniens, portant de l’eau dans des outres sur des mulets. Le voyant torturé par la soif, ils lui apportent un casque rempli d’eau. Qu’aurais-tu fait à sa place ?

– Ce qu’on fait dans les avions en détresse. Avant d’aider son voisin, il faut mettre son masque à oxygène. Le chef doit rester lucide pour prendre les bonnes décisions. J’aurais bu, puis distribué l’eau des outres à mes soldats.

– Et les Macédoniens ?

– En tant que sujets d’Alexandre, ils ne peuvent qu’être heureux de contribuer à l’effort de guerre de leur nation et de leur roi. Alexandre est tout de même « le Grand », non ?

– Justement. Avant de boire, Alexandre leur demande à qui ils portaient cette eau. « À nos enfants, répondent-ils ; mais si nous perdons ceux-ci, nous en aurons assez d’autres, tant que vous serez en vie. »

– Formidable. Ça, c’est du charisme ! Quand on est aussi aimé, on peut se permettre n’importe quoi. Alors, que fit-il ?

– Il prit le casque de leurs mains. Et sous les yeux de ses cavaliers aussi assoiffés que lui, à l’heure où l’ombre n’existe pas, il le rendit sans en boire une goutte. Remerciant les Macédoniens pour leur générosité, il ajouta : « Si j’étais seul à boire, mes hommes perdraient courage. » Ses cavaliers, inspirés par sa magnanimité, oublièrent aussitôt leur fatigue et leur soif, et jurèrent de le suivre partout, incapables de se croire mortels avec un tel roi à leur tête.

– Qui raconte ça ? Un témoin qui l’a vu de ses yeux ?

– Non. Plutarque. Dans ses Vies parallèles des hommes illustres.

– Une légende, donc. 

– Peut-être. Mais, comme le dit Alain à propos d’un autre grand homme, « cet épisode n’aurait pas été inventé ni cru s’il ne s’était accordé au personnage ; et, dès que l’on veut connaître le caractère, les moeurs et les mouvements d’un homme, la légende n’est pas à mépriser. »

– De qui parle-t-il ?

– Descartes.

– Grandeur philosophique ou grandeur politique, il faut choisir. Alexandre ou Socrate...

– Pourquoi l’un ou l’autre ?

– Il me semble que Socrate a fait l’inverse d’Alexandre : lui a bu tout seul la coupe qu’on lui présentait devant tout le monde.

– Elle n’était pas pleine d’eau, mais de ciguë. C’est au fond le même geste. La même grandeur d’âme. L’esprit qui refuse la matière, pour inspirer par l’exemple. Un chef est toujours spirituel. 

– Mais en temps de paix et de laïcité, comment faire ?

– Il faudrait rétablir l’épreuve de la coupe pleine. Pour les philosophes, la ciguë en prison, et pour les rois, l’eau dans le désert.

– Il ne resterait pas grand monde.

– Peut-être. Mais au moins, on serait renseigné.

– Tu veux dire que la légitimité ne peut venir que de l’épreuve extrême ? Une bonne guerre, c’est ce qu’il nous faudrait pour trouver un bon chef ?

– Mais c’est la guerre. Regarde nos soldats fourbus allongés sur les plaques d’air chaud à l’approche du général Hiver. Ils se battent pour passer la nuit. En quarante il fallait être capable de tenir une arme, maintenant il s’agit de tenir jusqu’à la fin du mois, coûte que coûte, et ce sont les banques qui nous tiennent en joue. C’est toujours une question de vie ou de mort, mais elle a l’air d’être posée avec plus de douceur, c’est tout.

– Comment disait Franklin ? « La faim regarde par la fenêtre du travailleur, mais n’ose pas entrer. »

– À chaque fois que je passe devant le ­Panthéon, je pense aux mots de Malraux accueillant la dépouille de cette ombre parmi les ombres : « Entre ici, Jean Moulin... » De Gaulle à l’Élysée, Jean ­Moulin au ­Panthéon. C’était une autre époque. Il y avait de la grandeur.

– C’est vrai que c’est grand, le Panthéon. Mais on doit crever de froid. Qui voudrait y entrer, je veux dire : de son vivant ?

– Tous ensemble, on doit pouvoir se ­réchauffer. Souviens-toi de l’abbé Pierre, ou de Coluche. Qui les avait élus ? La guerre contre la misère n’a jamais de fin, et la grandeur morale est toujours possible. Si le Panthéon tenait sa promesse de grandeur, il devrait s’ouvrir aux sans-abri.

– Hollande à l’Élysée, les pauvres au Panthéon ? C’est une idée.

– Enfin une idée normale. Ce n’est pas en Égypte que les pauvres vivent dans les cimetières et dorment dans les caveaux ? 

– Diogène vivait bien dans un tonneau.

– Une jarre. Les tonneaux, c’est plus tard. Encore une légende pour toi : on dit qu’Alexandre chercha à ­rencontrer Diogène. Il le trouva prenant un bain de soleil, aux portes de Corinthe. L’homme qui avait tout, roi du monde, dit à ­celui qui n’avait rien, roi de lui-même : « Demande-moi ce que tu veux. » « Ce que je veux ? répondit Diogène. Ôte-toi de mon soleil. »

– Où veux-tu en venir avec tes histoires ? Aujourd’hui, les philosophes se prennent pour Alexandre ou nous font boire la ciguë, et les chefs boivent tous l’eau du casque...

– C’est le désert. Imagine...  

@opourriol

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