Dans Le Prince, Machiavel s’attarde longuement sur le cas de César Borgia, exemple de stratège politique audacieux, inspiré, calculateur, cruel mais diplomate, et pourtant, échouant dans sa conquête de l’Italie, vaincu, assassiné à trente et un ans, sans avoir commis de réelle erreur, uniquement victime de la mauvaise fortune (en l’espèce la mort prématurée de son père, le pape Alexandre VI, qui le priva de sa base arrière romaine).

En politique comme ailleurs, l’échec, et donc le succès, ne prouvent rien, et surtout pas la compétence.

De Jaurès ou de Clemenceau, qui était le « vrai leader » ? De Lumumba ou Mobutu ? D’Allende ou Pinochet ? De Trotski ou Staline ? D’Al Gore ou George W. Bush ? D’Œdipe ou Créon ? De Rosa Luxemburg ou de l’obscur chancelier Ebert, le dirigeant SPD qui la fit assassiner par les Freikorps ? De Ben Barka ou d’Hassan II ? De Socrate ou Calliclès ?

Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’autorité ! l’autorité ! ». Mais ça ne signifie rien.

Ce ne sont pas ses coups de menton qui ont fait de ­Mussolini le Duce ni ses éructations grotesques qui ont transformé le SDF de Munich en Führer, mais bien leur programme et leur capacité à lui rallier des partisans : à l’époque, le fascisme, et son dérivé nazi racialiste, étaient, d’une certaine manière, des idées neuves auxquelles les conditions socio-historiques, un certain nombre d’événements circonstanciels et, c’est vrai, une poignée d’hommes décidés, ont permis de triompher. 

Car un « vrai » leader politique est à la fois le produit et l’avant-garde de son temps. Porteur d’une vision, il s’agit nécessairement d’un homme de conviction (pour le meilleur et pour le pire). Structurellement prophétique, il annonce un futur à peine concevable, qui adviendra, ou non. 

La dimension purement politicienne, cette habileté manœuvrière qui fascine tellement les journalistes au détriment de quasiment toute autre considération, existe sans doute mais elle est largement secondaire. Son importance est bien moindre que le hasard, par exemple : attentat réussi contre Jaurès, manqués contre Hitler, Mandela condamné à perpétuité en raison d’une imprudence commise par son réseau, dépêche d’Ems, Sarajevo, bureaux de vote en Floride, Sofitel, etc.

Sans vision, la volonté politique n’est qu’une sale manie. Tantôt au service d’Athènes, tantôt de Sparte, Alcibiade manquait d’une ligne idéologique forte et c’est pourquoi, si brillante fût sa carrière, il n’a été qu’un aventurier. Par définition un leader est un guide, c’est-à-dire qu’il doit nous emmener quelque part, donc il ne peut s’agir ni d’un conservateur cherchant à pérenniser un état des choses préexistant, ni d’un aventurier qui zigzague au gré des vents. 

En 1914, Jaurès comprend avant tout le monde qu’il ne faut pas faire la guerre ; en 1938, Churchill comprend avant tout le monde qu’il faut la faire ; en 1932, Roosevelt invente le New Deal dans le pays le plus libéral du monde ; en 1962, de Gaulle signe les accords d’Évian et manque de le payer de sa vie ; dans les années quatre-vingt, Andropov, puis Gorbatchev comprennent qu’il faut réformer l’URSS quand Reagan et Thatcher ouvrent la fenêtre de la ­dérégulation ; en 1991, De Klerk met fin à l’apartheid, etc. Tous ont su proposer un projet si ambitieux qu’il était non seulement minoritaire, mais semblait tout bonnement ­impossible. Et certains ont pu le réaliser. 

Mais pourquoi eux ? Qu’est-ce qui fait de vous the right man at the right place ?

On connaît la réponse des journalistes : le charisme. Critère commode, tellement flou, indéfinissable et subjectif qu’il dispense opportunément de toute analyse ­rigoureuse. Ce n’est pas un hasard si l’origine de cette notion est théologique : en grec chrétien, charisma signifie « grâce d’origine divine ». Tout un programme.

Essayons cependant de définir des critères objectifs : « Voilà un homme qui, d’un seul mot prononcé de loin, est capable de jeter des centaines de milliers de protestataires contre les tanks dans les rue de Téhéran. » Ainsi Foucault parlait-il de l’ayatollah Khomeyni. Lénine, Gandhi, Walesa, Havel étaient aussi capables de faire ça. Clemenceau, lui, était capable de briser les grèves.

Je ne dis pas que Clemenceau, le « Père la Victoire », n’était pas un homme à poigne, un meneur d’hommes, un chef. Je dis que ce n’était pas un leader, parce qu’il n’avait rien d’autre à proposer que la guerre, une énième boucherie avec l’Allemagne, quand Jaurès, de son côté, voulait dépasser ce vieux concept de nationalisme (déjà) obsolète pour proposer une paix révolutionnaire et internationaliste. Deux hommes politiques, peut-être, mais un seul leader. Jaurès n’a jamais eu aucune responsabilité gouvernementale quand Clemenceau a été ministre de l’Intérieur et président du Conseil. On peut parier cependant que le second disparaîtra des mémoires avec le générique des Brigades du Tigre, tandis que le souvenir du premier survivra à tout, et même au gouvernement actuel.

Bref, le vrai leader s’affirme par la force révolutionnaire de ses convictions et sa capacité à les partager. Il tire sa légitimité d’une adhésion collective à un projet inédit, et ne s’abrite pas derrière les institutions pour se protéger d’un désaveu populaire. Ou, pour le dire autrement, il tire sa dignité de son action, pas de sa fonction. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !