Neuf années déjà qu’elle a pris ses quartiers à la chancellerie et rien ne semble pouvoir éroder sa popularité. Les éditorialistes pourfendent son penchant pour les consensus mous, son absence de « vision ». Ils déplorent la montée de la pauvreté, l’indigence des infrastructures, l’état de délabrement de la Bundeswehr, l’inefficacité des transferts entre Länder, toutes choses auxquelles Angela Merkel semble peu empressée de remédier. Et pourtant sa cote de confiance personnelle oscille entre 65 et 70 % depuis des années. Pourquoi tant d’amour? 

La vraie raison n’est pas sa supposée « normalité », savamment mise en scène. Bien au contraire. Plus qu’une « Super Maman » (« Obermutti »), la chancelière est devenue un repère moral, le pasteur de tout un pays. Une figure qu’elle a sculptée sur les décombres d’un parti, le sien. Une entreprise commencée il y a exactement quinze ans.

Décembre 1999. Depuis des mois, le pays est plongé dans une crise morale sans précédent. Il n’a d’yeux que pour les caisses noires de la CDU, un petit trésor de guerre arrondi à la faveur des privatisations qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Le 16, l’ancien chancelier Helmut Kohl, parrain d’un « système » qui lui a assuré un total contrôle du parti, commet une erreur fatale. Arguant de sa parole d’homme d’honneur, il déclare qu’il ne livrera pas à la justice le nom des « donateurs ». Angela Merkel, secrétaire générale de la CDU depuis tout juste un an, appelle le quotidien le plus prestigieux, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, et annonce qu’elle veut prendre position, tranchant avec un état-major partisan silencieux car complice. Le 22 décembre, sa lettre ouverte paraît dans le grand quotidien conservateur.

C’est un coup de maître… et un risque énorme. Merkel commet un crime, et pas n’importe lequel. Elle assassine Helmut Kohl, l’immense Kohl, seize années chancelier, vingt-cinq ans président de la CDU, père de la réunification et de l’euro, accessoirement mentor de cette jeune physicienne de 35 ans sans expérience politique qu’il a faite ministre et députée neuf ans plus tôt.

Merkel trahit, mais elle trahit un traître. Kohl a menti et il refuse la vérité aux Allemands. Elle lui reproche les dommages causés au parti, déclare que ce dernier « a une âme » et que, pour la sauver, il faut « quitter la maison », rompre avec le père.

Les ténors de la CDU sont sidérés. Son président Wolfgang Schäuble n’a pas été averti. Mais la presse va en faire la « Jeanne d’Arc » de la démocratie chrétienne. Quatre mois plus tard, la chute de Schäuble aidant, elle est couronnée présidente au congrès de Bonn. La voie de la chancellerie est ouverte. Elle mettra cinq ans à la conquérir, bataillant contre ceux qui contestent sa légitimité et ses capacités. Figure plus morale que maternelle, elle s’est bien hissée au-­dessus des partis, y compris le sien.

Depuis, la chancelière allemande n’a cessé de jouer l’opinion contre les organisations politiques, n’hésitant jamais à adopter un ton pastoral dans les moments critiques, comme par exemple après 2010 lorsqu’elle articule tout son argumentaire en faveur du sauvetage de la Grèce – auquel le Bundestag est opposé – sur l’« aléa moral » et l’« ultima ratio ». Elle plaide à la fois pour le droit à l’erreur et pour la responsabilité, s’autorisant par là même à changer de position. Comme lorsqu’elle était jeune ministre des Femmes, confrontée à la réforme du droit à l’avortement, ou plus tard sur le nucléaire, elle résume sa défense à cette phrase désarmante : « Il n’y a pas de solution simple. »

Elle sait convoquer aussi bien la logique que le doute… et finit par dégager une voie médiane. C’est tout le paradoxe de Merkel et la raison pour laquelle elle dure, à la fois toute-puissante et insaisissable. 

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