Empowerment ! Ce mot, qu’on peut traduire par « pouvoir d’agir » en français, est sur toutes les lèvres depuis quelques années quand il s’agit de repenser la façon dont les citoyens peuvent se réapproprier le pouvoir. La notion figurait au cœur du rapport Bacqué-Mechmache sur la participation des habitants, commandé par le ministre de la Ville en 2013, invitant à une révolution copernicienne par rapport à une démocratie participative asséchée telle qu’on la connaît en France depuis trente ans. La plupart des propositions émises par le rapport ont pourtant été jetées aux oubliettes au moment de la rédaction de la nouvelle loi de programmation pour la ville. C’est donc vers l’Amérique du Nord que tous les regards se tournent aujourd’hui quand on parle d’empowerment. Sa déclinaison la plus aboutie s’incarne dans la tradition du community organizing, tel qu’il a été mis en pratique et théorisé par le sociologue et activiste américain Saul Alinsky à partir des années 1940.

L’ambition du community organizing est de promouvoir l’émancipation des classes populaires par elles-mêmes. Sa règle d’or est très claire : « ne jamais faire pour les autres ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes ». Pour cela, le community organizing, loin de tout spontanéisme, a mis en place des méthodes précises. Les classes populaires américaines étant, comme en France, marquées par une défiance importante à l’égard de la politique, les organisations communautaires ont développé des outils très offensifs pour faire sortir les gens de chez eux. Ce principe du « aller vers » se décline de deux façons différentes. Dans la tradition alinskienne, on s’appuie sur les espaces d’agrégation existants et les réseaux ordinaires de solidarité dans les quartiers populaires : écoles, collectifs informels, lieux de culte, centres sociaux, etc. Il s’agit de repérer les leaders naturels ou les « forts en gueule » pour les conduire à une logique d’engagement plus politique. Pour ce faire, des organisateurs salariés conduisent des entretiens en tête-à-tête (appelés « one-on-one ») afin de cerner les colères et les indignations des habitants rencontrés, qui peuvent devenir des motifs d’engagement. Dans la seconde tradition, notamment issue du mouvement des droits civiques, on cherche à mobiliser les « inorganisés ». Pour cela, les associations passent un temps considérable à labourer le terrain, en porte-à-porte, réunions d’appartement, puis assemblées publiques, afin de repérer des problèmes partagés à partir desquels mener des campagnes. Et ça marche : environ la moitié des membres de ces organisations ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Elles touchent dès lors un public qu’on peine à mobiliser en France.

Ces méthodes sont au service d’un objectif de changement social précis : améliorer ici et maintenant le sort d’habitants qui n’ont pas le temps d’attendre le grand soir. Nous avons suivi pendant plusieurs mois ces organisations communautaires à Los Angeles, nées pour la plupart suite aux émeutes qui ont ravagé la ville en 1992. Vingt ans plus tard, elles présentent un front relativement uni capable d’obtenir des victoires substantielles. Les campagnes peuvent être très locales (ouvertures de nouvelles classes à l’école du quartier, accès aux transports en commun ou à une nourriture saine dans les quartiers pauvres) ou plus ambitieuses, portant alors sur la régulation des activités bancaires en Californie du Sud suite à la crise des subprimes, la lutte contre les pratiques discriminatoires de la police ou l’augmentation de la pression fiscale sur les contribuables les plus fortunés, etc.

Bien souvent, faute d’interlocuteurs prêts à dialoguer, c’est par le rapport de force et la confrontation que les campagnes parviennent à leur fin : manifestations, occupations, sit-in, etc. Comme aiment à le répéter ces organisations : « on n’a pas d’argent, notre seule force c’est le nombre », la capacité à mobiliser en masse étant la condition pour être entendu. Il existe aujourd’hui plusieurs centaines d’organisations de ce type aux États-Unis, touchant des centaines de milliers de personnes. Contrairement à ce que leur nom pourrait laisser penser, loin de tout « communautarisme », ces organisations visent à rassembler des groupes religieux, ethniques et sociaux très différents autour d’intérêts territoriaux partagés. Elles cherchent ainsi à construire symboliquement un groupe – les quartiers populaires – traversé par bien des clivages.

Cette logique de groupe de pression des quartiers populaires pourrait ­paraître éloignée d’une tradition républicaine française où l’intérêt général est censé primer. Elle est pourtant en voie d’importation dans l’Hexagone, autour de l’Alliance citoyenne à ­Grenoble et de collectifs associatifs en banlieue parisienne. Si une adaptation paraît forcément ­nécessaire, les principes du rapport de force et du « aller vers » demeurent centraux. Ils dessinent les contours d’une démocratie d’interpellation davantage porteuse de changement social que la gentille participation des habitants. 

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