De grands événements politiques, ces dernières années, ont semblé renforcer l’idée que le Web et tout particulièrement les médias dits « sociaux » décupleraient les capacités d’expression et d’organisation, œuvrant dans le sens d’une plus grande démocratie. De la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008 aux soulèvements arabes et à l’épisode WikiLeaks en 2010-2011, Internet est apparu comme un instrument décisif de mobilisation sociale, de contournement des institutions et de la censure, voire de coordination de l’action collective.

Ces observations doivent cependant être nuancées. La campagne d’Obama fut aussi un cas d’école de marketing politique, de fichage et de micro­segmentation des électeurs, autorisant un ­pilotage ultraciblé des actions militantes. Le renversement des régimes arabes fut avant tout le fruit d’occupations de l’espace urbain et de confrontations avec les autorités. Dans d’autres pays (Iran, Bahreïn, Syrie), les interceptions de communications ont aidé à contrecarrer les mouvements de protestation, avec des conséquences dramatiques pour les dissidents.

Historiquement, le déploiement d’Internet a semblé indissociable d’une extension des libertés, mais la réalité est plus complexe. D’abord parce que les réseaux d’information et de communication ne constituent pas seulement des moyens ou des outils, mais forment aujourd’hui un environnement hétérogène, qui présente autant de nouvelles opportunités que de contraintes inédites.

Certes, l’espace de la publication a été ouvert au plus grand nombre et à une plus grande diversité d’opinions. Mais l’espace de la visibilité effective reste étroit, largement ciblé par des stratégies de captation de l’attention, et dominé par les médias de masse. En outre, chacun a désormais à l’esprit les révélations d’Edward Snowden sur l’étendue des capacités de surveillance des agences américaines, aidées en cela par les grandes entreprises de télé­communication.

Les activités en milieu numérique sont traçables et se prêtent tout naturellement à la surveillance. Elles prennent également une dimension éminemment quantifiable, indexable et calculable. Les big data ainsi constituées se voient appliquées des règles automatisées sous forme ­d’algorithmes visant à trier, à catégoriser et à anticiper les préférences ou les actions des utilisateurs.

Des réponses politiques et juridiques à la mesure de ce nouvel environnement sont indispensables, afin d’en prévenir les dérives inévitables. Mais Internet sécrète également des antidotes en son propre sein. Des solutions techniques qui traduisent une série de principes politiques : la décentralisation sur le modèle des réseaux en peer-to-peer pour éviter toute concentration des pouvoirs ; l’ouverture du code informatique pour en assurer la transparence ; enfin la généralisation de la cryptographie pour protéger les communications privées.

La « crypto-monnaie décentralisée » Bitcoin, et les multiples expériences qui en sont dérivées, en est un exemple. En dépit des caricatures insistant sur les opérations illicites qu’il permettrait, ce système de suivi des transactions constitue avant tout une innovation majeure de désintermédiation, dont les applications pourraient être très diverses : réseau social, messagerie, vote électronique, suivi de contrats… La radicalité de tels systèmes d’échanges étant de chercher à fonctionner en ­l’absence de tiers de confiance – c’est-à-dire d’autorité centrale. Voilà assurément l’une des propositions les plus originales par lesquelles Internet aide sinon à « reprendre le pouvoir », du moins à le redistribuer. 

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