Pour un peu de chair, nous leur ôtons la vie, le soleil, la lumière et le cours d’une vie préfixé par la nature : et nous pensons que les cris qu’ils jettent de peur ne sont point articulés, qu’ils ne signifient rien, là où ce ne sont que prières, supplications et justifications de chacune de ces pauvres bêtes qui gémissent : si tu es contraint par nécessité, je ne te supplie point de me sauver la vie, mais si c’est par l’effet d’une volupté désordonnée, si c’est pour ­manger, tue-moi ; si c’est pour manger par friandise, ne me tue point. Ô la grande cruauté ! Comme il est horrible de voir la table des hommes riches servie et couverte par des cuisiniers et des sauciers qui préparent des corps morts, et plus horrible encore de la voir desservir, parce que le relief de ce qu’on ­emporte n’a plus rien à voir avec ce que l’on a mangé ; ces pauvres ­bêtes-là ont été tuées pour rien. D’aucuns, évitant viandes servies à table, ne veulent pas qu’on en tranche ni qu’on en coupe, les épargnant quand elles ne sont plus que chair là où ils ne les ont pas ­épargnées quand elles étaient encore bêtes vivantes, d’autres tiennent la nature pour cause et ­origine première de manger de la chair. Prouvons-leur donc maintenant que cela ne peut être selon la nature de l’homme. 

Tout d’abord, on peut monter cela par la naturelle composition du corps humain, car il ne ressemble à nul des animaux que la nature a faits pour se paître de chair : il n’a ni bec crochu, ni ongles pointus, ni dents aiguës, ni un estomac si fort, ni les esprits si chauds pour pouvoir cuire et digérer la masse pesante de la chair crue ; et quand il y aurait autre chose, la nature même, à l’égalité plate des dents unies, à la petite bouche, à la langue molle et douce et à la faiblesse de la chaleur naturelle et des esprits servant à la concoction, montre elle-même qu’elle ­n’approuve point chez l’homme l’usage de manger de la chair. Que si tu veux t’obstiner à soutenir que la nature t’a fait pour manger telle viande, tue-la donc toi-même le premier, je dis toi-même, sans user de couperet ni de couteau ni de cognée, mais comme font les loups, les ours et les lions qui, à ­mesure qu’ils mangent, tuent la bête : aussi toi, tue-moi un bœuf à force de le mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, déchire-moi un agneau ou un lièvre à belles griffes, et mange-le encore tout vif, ainsi que font ces bêtes-là ; mais si tu attends qu’elles soient mortes pour en manger et as honte de chasser à belles dents l’âme présente de la chair que tu manges, pourquoi donc manges-tu ce qui a âme ? Mais encore qu’elle fût privée d’âme et toute morte, il n’y a personne qui eût le cœur d’en manger telle qu’elle est ; mais on la fait bouillir, on la rôtit, on la transforme avec le feu et plusieurs drogues, altérant, déguisant et éteignant l’horreur du meurtre afin que le sentiment du goût ­trompé et déçu par tels déguisements ne refuse point ce qui lui est étrange. 

Traduit du grec par Jacques Amyot en 1572 (orthographe modernisée) 

Extrait de Trois traités pour les animaux, P.O.L., 1992

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