En Europe, les femmes françaises se distinguent par la combinaison d’un taux d’activité relativement élevé (67 % des 15-64 ans en 2013, contre 66 % dans l’Union européenne) et d’un taux de natalité record (12,3 naissances pour mille personnes, contre 10,3 pour mille en Europe). Les Françaises sont nombreuses à la fois à travailler et à élever des enfants. De fait, depuis l’après-guerre, une véritable révolution transforme en profondeur les rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes. 

Une exploitation de la série historique des enquêtes Emploi de l’Insee révèle une évolution en ciseaux des structures ­d’activité dans les couples en âge de travailler (20-64 ans). Au début des années 1970, la majorité de ces couples vit en effet selon le modèle traditionnel monoactif de l’homme au travail et de la femme au foyer. En 1970, seuls 32 % des couples sont biactifs (les deux travaillent). Le rapport s’inverse progressivement au cours des décennies suivantes, si bien qu’aujourd’hui la norme est aux couples biactifs (63 %) – et ceci malgré la montée du chômage qui contrecarre souvent les volontés d’accès à l’emploi.

Étonnamment, ces évolutions n’ont pas affecté le temps de travail cumulé dans les couples : entre les couples monoactifs d’hier (environ 61 heures en moyenne) et les couples actuels (60 heures), la différence est mince. Cette stabilité du temps travaillé a de multiples explications, ce qui le rend complexe à analyser : le développement de la biactivité pousse le temps de travail à la hausse ; mais la réduction tendancielle du temps de travail, le temps partiel féminin et la montée du chômage sont trois facteurs qui tirent ce cumul vers le bas.

Les femmes ont investi diverses sphères professionnelles, en particulier dans le secteur des services. Elles sont nombreuses à travailler dans les métiers relationnels, exposés à la clientèle, et dans les activités de prise en charge d’autrui, s’inscrivant dans la continuité de leur rôle traditionnel au sein de la famille : santé, services à la personne, éducation. Si bien que certains anciens bastions masculins sont en passe de devenir des professions féminines : comme les avocats et les médecins.

Cette évolution n’efface pas le différentiel de traitement qui continue d’affecter les carrières des femmes par rapport à celles des hommes : des perspectives d’avancement inférieures, un salaire diminué (à tâches et fonctions équivalentes) – y compris dans les professions qui se sont rapidement féminisées. Les études sur le travail domestique montrent également que sa répartition continue d’être en leur large défaveur. En vingt-cinq ans, le temps alloué à ces tâches a malgré tout diminué, profitant aux femmes. Ces dernières sont passées de 5 heures de travail domestique par jour, en 1986, à 4 heures en 2010. Beaucoup plus que les 2 heures effectuées par les hommes tout au long de la période.

Pourtant, avec la féminisation du travail, des normes d’organisation considérées autrefois comme féminines se diffusent, y compris auprès des hommes. Ils sont plus nombreux à refuser la contrainte d’une disponibilité horaire sans limite et sans prévisibilité. Des études portant sur les professions médicales décrivent les effets de la féminisation sur la réorganisation des processus de travail, se traduisant souvent par une meilleure planification et visibilité des tâches. Autrefois valorisé, le modèle du chirurgien (homme) disponible tous les jours de la semaine et à n’importe quelle heure (aidé en cela par une femme « au foyer » s’occupant pour lui de l’intendance domestique) est remis en question. Quel que soit le sexe des candidats, cette spécialité est moins demandée à la sortie des études de médecine au profit d’autres spécialités moins chronophages et surtout aux horaires plus prévisibles. Et pour continuer à recruter, la spécialité se voit obligée d’évoluer et de remettre en question un modèle viril qui ne correspond plus aux attentes des jeunes médecins.

La féminisation du travail recompose de l’intérieur les conditions d’exercice des activités professionnelles. Les femmes y injectent les normes comportementales auxquelles elles sont incitées à se conformer dans la continuité de leur rôle pivot au sein de la famille : disponibilité aux autres, apaisement des conflits, ouverture. Mais plus fondamentalement, leur activité croissante oblige à la recherche de nouveaux équilibres entre les temps professionnels et familiaux au sein des foyers, qui à leur tour redéfinissent les attentes pesant respectivement sur les femmes et les hommes. En cela, les normes comportementales masculines sont elles aussi en train d’évoluer, avec une relégation progressive du modèle viril de la surdisponibilité professionnelle détachée des contraintes familiales. Les rôles sociaux que nous sommes habitués à associer aux femmes et aux hommes (et ainsi les « qualités » que nous leur prêtons respectivement, sans trop y réfléchir) vont être radicalement transformés par cette nouvelle donne. 

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