– Vous aimez le film ?

– J’adore les films muets. Mais ils me laissent sans voix. Et sans travail…

– Vous faites du doublage ?

– Je suis traductrice.

– Américaine ?

– Oui. Du français vers l’anglais.

– C’est toujours une gageure, la traduction. Pourquoi riez-vous ?

– Vous avez dit « gage-eure », on dit « gage-ure ».

– Mais on écrit « gageure ».

– On ne dit pas comme on écrit. C’est ça, le génie de votre langue. Vous êtes Français ? Journaliste, non ?

– Et vous un peu cuistre, non ? 

– On fait des erreurs de calcul, mais des fautes de français. Ce n’est pas une erreur, mais un manquement, moral. Si on ne respecte pas la langue, elle se perd, et quand on perd la langue, on s’en mord les doigts. Le français est un devoir de Français.

– Comme on dit à Marseille, vous êtes une langue. 

– C’est-à-dire ?

 – Vous ne l’avez pas dans votre poche. Comment vous diriez en anglais ? Not in the pocket ?

– Ce qui fait une langue, c’est ce qu’il y a entre les mots. Comme le sourire du chat dans Alice au pays des merveilles. Là où on regarde, il n’est pas. Toujours juste à côté. C’est ça qu’on essaye de traduire. Pas pauvrement les mots, mais ce qu’il y a entre eux. Leur relation.

– Et vous lisez quoi, entre mes mots ?

– Pas grand chose.

– Pourtant c’est écrit gros.

– Je n’aime pas trop les gros mots. Mon ­préféré, c’est « Mince ! ».

– En effet, c’est mince. Pourtant vous ­portez des…

– Nikè signifie victoire. Ce n’est pas un gros mot. C’est du grec. Ça a donné Nice, ville de laquelle nous avons décollé. « Niquer » dans le sens qui vous intéresse vient du latin ire sub fornice, « aller sous les voûtes », là où officiaient les prostituées, qui a donné « forniquer », abrégé en « niquer ». Vous avez d’autres questions ?

– D’après vous, c’est quoi ce dessert sur notre plateau-repas ? 

– Difficile à dire. Vous passez pour des gastronomes, mais qu’espérer d’un pays où on mange de la langue ?

– On mange peut-être de la langue, mais vous ne mâchez pas vos mots. Je dirais du pain perdu. Comment vous dites en anglais ?

– French toast. Quand j’en demande en France, c’est peine perdue.

– Vous n’avez pas d’accent. Lui aussi, vous l’avez perdu ?

– J’ai un accent, parfois. De nostalgie.

– Que diriez-vous si on se tutoyait ?

– Je dirais non.

– Pourtant en anglais, vous dites you.

– On est sur Air France.

– On vole vers New York. Dans le ciel entre deux langues, nous regardons The Artist, un film français avec un titre anglais. Si on coupait la pomme en deux ? Parlons français comme si c’était de l’anglais. Disons-nous tu, comme si c’était you.

– Drôle d’idée.

– Ou idée drôle. Ça y est, tu souris comme le chat d’Alice, quand il joue au chat et à la souris. Dis-moi, quelle langue préfères-tu ?

– Ce qui compte, ce n’est pas la langue qu’on parle, mais celle qu’on rêve. Ce que j’adore dans votre langue…

– Moi aussi j’adore ta langue.

– Ce que j’adore dans votre langue c’est qu’elle veut dire les deux, justement, la langue qui parle et la langue qui goûte ou embrasse. 

– Comment traduirais-tu « baiser » ?

– Avec la langue, on dit French kiss. Pour le substantif. Sinon pour le verbe, kiss ou fuck, c’est selon, tout dépend du complément d’objet.

– Tout dépend.

– Vous les Français aimez flirter. Mais contrairement aux Français, le français n’est pas facile.

– Flirt, c’est de l’anglais.

– Du français. Flirt vient de fleuret, en escrime. Vous commencez par fleureter, puis finissez par conter fleurette. Comme budget, apparemment emprunté à ­l’anglais, vient en fait du français « bougette », la bourse. C’est ainsi qu’une langue ­s’enrichit, en envoyant ses mots en séjour linguistique.  

– Emprunts ou vols ?

– Vols, mais d’oiseaux. Mots voyageurs : zéro, alchimie, algèbre, migrateurs de l’arabe. Shampooing, de l’hindi via l’anglais. 

– Yaourt bulgare j’imagine, et figue de Barbarie ?

– Barbare était celui qui bégayait en grec, « bar-bar », parlant comme un bébé. Mais Deleuze, que j’ai traduit, disait le style c’est faire bégayer la langue, devenir comme étranger dans sa propre langue, c’est ça le style. Émile Ajar. Boris Vian. Samuel Beckett. Tous ceux qui, sans faire des fautes de français, ont fait fauter le français, par de fausses maladresses, voulues, l’ont fait parler comme personne avant eux. Il faut la faire sonner comme une langue étrangère si on veut faire chanter sa langue.

– Qui disait : « Là où cesse le chant ­commence le baiser » ? Paul Claudel, non ?

– Le frère de Camille ?

– Il sculptait des mots, elle sculptait du silence. À la fin qui en a dit le plus ? 

– Si la statue de la Liberté et la tour Eiffel pouvaient parler…

– La Tour dirait : « Alors, c’était comment, l’Amérique ? » La Statue : « Je ne sais pas, ils ne m’ont pas laissé entrer. »

– The Artist est le premier film français qu’on a laissé entrer en V.O. non sous-titrée dans les salles américaines.

– Vous préférez quand on se tait, c’est ça ?

– Le film n’est pas complètement muet. Il y a un mot à la fin. 

– C’est un film américain 100 % en français. 

– Se faire comprendre à demi-mot, c’est ça le génie de la langue.

– Marrant, c’était mon surnom au lycée. 

– Et que lis-tu sur mes lèvres, petit génie bavard ?

– Tais-toi et embrasse-moi, idiot. 

@opourriol

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