Les ânes de Ferney

Au tournant du millénaire, tout le monde pianote, les vieux comme les jeunes : tout le monde fait des fautes, même les beaux parleurs. Le contrôleur n’articule pas au micro du TGV, le pilote d’Air France bafouille en lisant son communiqué de grève. Ainsi de ces fautes en tous genres qui pullulent dans les citations de Voltaire que la municipalité de Ferney-Voltaire a fait sceller à grands frais sur des dalles de bronze : pour accumuler de telles fautes d’orthographe, de grammaire, d’intelligence et d’attribution, il faut toute une chaîne d’irresponsabilité, école, mairie, entreprise, société ;  une chaîne symbolique de l’effondrement de la transmission, mais aussi d’un renversement historique majeur : les ânes de Ferney-Voltaire prolifèrent à la télévision et des millions de fautes pullulent sans cesse par courriels et SMS. C’est l’époque Omar m’a tuer : les Français qui se distinguaient, bien avant Richelieu et même avant François Ier, par leur souci de défendre leur langue, désormais la négligent, l’oublient, préfèrent l’anglais de façon militante, adorent la faute et lui témoignent une indifférence mortelle.

La faute à Voltaire

Le maire de Ferney-Voltaire assure que « Voltaire se marerait [sic] beaucoup en voyant ça » : il le ridiculiserait plutôt, à sa façon cinglante. La langue évolue par les fautes du plus grand nombre ; quand tout le monde commet toutes les fautes à la fois, elle involue. La langue est un nuage de soixante mille mots qui traverse le millénaire, lentement, en se transformant sur les bords, mais ce nuage est aussi un système cohérent où tout tient ensemble par certaines prescriptions spécifiques. Pour le comprendre, il importe de distinguer deux catégories de « fautes », non pas l’orthographe ou la grammaire mais les fredaines et les avaries. Les fredaines ne portent que sur la convention (par exemple, on ne se rappelle pas « DE » quelque chose) : ce sont des peccadilles. Tandis que les avaries portent sur les prescriptions, qui sont structurelles : elles affectent la fragile et complexe mécanique du nuage. Voltaire dans une seule lettre écrit ainsi ces mots : « baucoup, nouvau, touttes » ; mais il accorde les participes ! Quand le penseur de Ferney-Voltaire écrit «  letres » c’est une fredaine ; quand Frédéric Mitterrand, ex-ministre de la Culture, dit à la télévision « … les lettres que j’ai FAIT… », c’est une avarie — par où le nuage se désagrège.

La langue de Coluche

Une première avarie générale s’est produite avec l’entrée de la langue française dans l’ère audiovisuelle. Entendez, dans le film de Chris Marker, Le Joli Mai (tourné en 1968 et reparu en 2012), à quel point elle a perdu la richesse de son vocabulaire, sa diction claire et son euphonie, qui lui sont essentielles car elles définissent un rapport particulier à l’interlocuteur. Cette langue ne se parle que dans le souci de son esthétique ; elle disparaît avec ceux qui, « lorsqu’ils ouvrent la bouche, ne peuvent pas faire une liaison, sont incapables de prononcer deux consonnes de suite, disent aut’ pour autre, quat’ pour quatre, et qui se sont mis dans la tête que pas facile se dit pas h’évident » (Renaud Camus, L’Infini, n52) : à la langue de Molière succède la langue de Coluche, candidat à la présidence de la République et qui entre à l’Élysée avec Sarkozy (« J’écoute mais j’tiens pas compte »).

Avec le passage de l’ère de Gutenberg à l’ère de Bill Gates, au tournant du millénaire, qui s’annonce comme une longue Antiquité nouvelle avec l’anglais comme néo-latin, la langue française se voit percutée dans sa logique la plus originale — l’exigence de précision. Depuis mille ans (note le grammairien Hanse) le français employait l’indicatif après « après que », puisque l’action a eu lieu, qu’elle est un fait (« … après que les poètes ONT disparu », chantait Trenet) ; or, à l’époque du virtuel qui se définit comme cela même qui ne distingue pas le Réel, le plus grand nombre verse à cette confusion (appelée solécisme) : « après que sa moto soit tombée en panne » (portail Yahoo, 2013) « après que je sois élu » (Giscard ­d’Estaing, 31 août 2014), « après que le président m’ait nommé Premier ministre » (Manuel Valls, 26 août 2014).

L’avarie au cœur

La langue française n’est supérieure à aucune autre mais différente de toutes, par une originalité extra-ordinaire : elle est la seule au monde qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit. Et pour laquelle ce qui ne se prononce pas constitue une vérification sémantique permanente. Si je dis « ils entrent », je renvoie à l’écrit en prononçant le S (« IlZ’entrent »), et l’écrit précise indiscutablement qu’il s’agit bien du pluriel, avec « ENT » que je ne prononce pas : en français la grammaire écrite accompagne l’oral, offrant un sous-titrage constant, une précision imparable et incomparable, et par conséquent un idéal de l’interlocuteur et de la relation. Ainsi la langue française ne pratique-t-elle pas l’oral, mais ce qu’il faudrait appeler le parlécrit.

Sa puissance et son exigence tiennent en ce phénomène élaboré à la Renaissance, la vérifiabilité par la grammaire, son vidimus, d’un terme latin (« nous avons vu »), par lequel commençaient jadis les attestations qui certifiaient la conformité d’un acte. C’est sur ce point qu’elle est la langue française. C’est par là qu’elle se fait entendre. Par là qu’elle peut mourir. Le vidimus est son point sensible. Or c’est cela que percutent de plein fouet les technologies virtuelles, qui abrègent le vidimus. Aucune autre langue que le français n’est affectée à ce point par les technologies virtuelles. Sans cette possibilité nonpareille qu’elle offre, la langue française deviendra une langue comme une autre (le latin étant une langue sans vidimus). 

L’anglobal

Les Anglo-Saxons n’ignorent pas leur dette envers les « Normands », mais ils refusent massivement, au fond, de savoir que leur langue procède du français à hauteur de 63 % et à travers 37 000 mots (plus que l’intégralité du Dictionnaire de l’Académie française en 1835). La plupart s’étonnent à la façon de George W. Bush : « the problem with the French is that they don’t have a word for entrepreneur ». Pour dire « Let’s Stop Pretending That French Is an Important Language » (« Cessons de prétendre que le français est une langue importante »), le New Republic (du 2 février 2014) doit quand même utiliser quatre mots français sur cinq. 

Toutefois il y eut échange millénaire entre la langue française et sa bouture anglaise, une forme de tennis (du français tenez). Or, tel est le phénomène en cours : les francophones ne renvoient plus la balle. Pour la première fois dans l’histoire de la langue française, les mots anglais ne sont plus usinés sur place et renvoyés, mais au contraire ils se substituent aux mots français existants. Air France au téléphone : « Vous avez fait un non-show. » Comprendre : je ne me suis pas présenté au départ. Le Premier ministre qui appelle au « patriotisme alimentaire », parle de « France bashing ». Voyez le mot booster, qui agit comme un silure, ce poisson parasite qui avale les autres espèces : on ne sait même plus à quels mots français il se substitue ! Il vient à la place de propulser (origine latine), ou de dynamiser (origine grecque), récemment disparus au profit de l’oreille anglo-saxonne. La langue française ne s’entend plus de la même oreille — passant de la romane à la gothique. Fin du tennis ! Il est mortel de ne pas jouer.

Changement de latin

Une écrasante responsabilité historique échoit à Lionel Jospin, ce Premier ministre qui s’illustrait en prononçant un discours en anglais à Montréal, quand il ferma la fontaine latine, en 1993, rompant, après cinq siècles glorieux, avec les humanistes de la Renaissance. Depuis, on croit devoir puiser un mot nouveau par jour dans le néo-latin que devient l’­anglo-saxon. L’ignorance de ces messieurs, dont s’indignait Du Bellay (« vous qui êtes si ennemis de votre langue ») tient en ceci : les instrumentalistes croient que les mots s’équivalent d’une langue à l’autre. Or une langue pense différemment la relation à l’autre, le sujet, la relation, la femme, le genre, le monde. 

La capitulation imaginaire

Nombreux sont ceux de par le monde qui considèrent que « la culture française apporte quelque chose de différent, d’inouï et d’original » (Julia Kristeva), et nombreux les pays pour qui cette culture représente une alternative : la seule chance de survie de la culture française, son objectif même aussi, qui ne cesse d’universaliser, tenaient en cette stratégie qui ne s’oppose à personne, et consiste à être soi-même. Depuis le calamiteux discours de Giscard d’Estaing annonçant au monde son élection en anglais (mai 1974), le message est passé : les politiques se couchent, les clercs trahissent, font le lit de la langue du maître.

L’Europe se fait de Bruxelles, comme le Congo jadis. L’Union européenne « en ignorant les parentés culturelles qui peuvent exister entre les différentes nations » (Agamben, philosophe italien) a décidé que l’Europe parlerait anglais. Les Galloricains, tous fédéralistes européens, s’empressent d’appliquer la Voix du maître qui implique en deux générations la disparition de la langue française, appelée à son devenir-chiac (le sabir du ­Nouveau-Brunswick : je watch la tivi), langue régionale parmi d’autres. L’opposition droite-gauche n’a aucune pertinence en cas de tempête ; alors remonte le clivage le plus fondamental de toute l’histoire de France, entre Armagnacs et Bourguignons : du point de vue de la langue, nous sommes en 2014 comme en 1420. Albert Camus avait prévenu : « Mal nommer les choses ajoute au malheur des hommes. »  

 

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