« … la fréquentation des hommes est extrêmement favorable à la formation du jugement, ainsi que la visite des pays étrangers, […] pour en rapporter les caractères et les manières de ces nations et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. Je voudrais qu’on commençât à promener l’élève dès sa tendre enfance et d’abord, pour faire d’une pierre deux coups, à travers les pays voisins où le langage est le plus éloigné du nôtre et auquel la langue, si vous ne l’y formez de bonne heure, ne peut pas s’adapter. 

Aussi bien est-ce une opinion admise par tous qu’il n’est pas bon d’élever un enfant dans le giron de ses parents. L’amour naturel qu’ils éprouvent les attendrit trop et les relâche, même les plus raisonnables. Ils ne sont capables ni de punir ses fautes ni de le voir élevé rudement, comme c’est nécessaire, et dangereusement. Ils ne sauraient supporter qu’il revienne suant et soufflant de son exercice, qu’il boive chaud, qu’il boive froid, ni de le voir sur un cheval rétif ni contre un rude tireur, le fleuret au poing ou avec sa première arquebuse. Car il n’y a pas d’autre moyen : si l’on veut en faire un homme de valeur, sans aucun doute il ne faut pas l’épargner dans cette jeunesse et il faut souvent heurter les règles de la médecine : vitamque sub dio et trepidis agat in rebus. [qu’il vive en plein air et au milieu des alarmes.]

Ce n’est pas assez de lui fortifier l’âme ; il faut aussi lui fortifier les muscles. L’âme n’est pas secondée et elle a trop à faire s’il lui faut remplir seule les deux fonctions. […] L’autorité du précepteur, qui doit être souveraine sur l’enfant, est interrompue et gênée par la présence des parents. En outre, le respect que lui portent les gens de l’hôtel familial, la connaissance qu’il a des moyens et des grandeurs de sa maison, ne sont pas, à mon avis, de faibles inconvénients à cet âge-là pour l’éducation.

Dans cette école du commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce défaut, à savoir qu’au lieu de chercher à connaître les autres, nous ne faisons effort que pour nous faire connaître et sommes plus soucieux de débiter nos marchandises que d’en acquérir de nouvelles. Le silence et la modestie sont des qualités très favorables aux relations humaines. » 

Montaigne, Essais, livre I, chapitre xxvi « Sur l’éducation des enfants ».

Adaptation en français moderne par André Lanly. 

© Honoré Champion, Paris, 1989.

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