– J’ai peur. J’ai toujours peur quand on décolle.
– Vous avez raison d’avoir peur.
– Vous n’essayez pas de me rassurer ?
– Non. Si on n’a pas peur, quel intérêt de prendre des risques ?
– Mais l’avion, c’est très sûr. Vous avez vu les statistiques ? L’hôtesse m’a dit : « Au fond vous avez peur de quoi ? »
– Et alors ?
– Mais enfin, de mourir ! Et à l’atterrissage encore pire. Si je pouvais, je crois que je resterais en l’air.
– Statistiquement, c’est peu probable. Vous allez où ?
– Au même endroit que vous, non ?
– Pas forcément. Vous partez, ou vous rentrez ? Ça change tout. Ou bien vous ne faites que passer, en escale à Pékin ?
– Non, moi je pars. Enfin, j’arrive. Vous faisiez quoi, vous, à Kuala Lumpur ?
– Je suis allé voir une exposition de calligraphie.
– Tout ce chemin pour voir des dessins ?
– Oui. Et vous ?
– Oh moi, c’est juste pour trouver du boulot.
– Je ne vous crois pas. Vous avez l’air beaucoup trop jeune et rêveuse pour ça.
– C’est vrai, je suis rêveuse. Je demande toujours le hublot. J’ai besoin d’un horizon.
– Vous savez ce que disait Henry Miller : « Plus nous avançons, plus l’horizon recule. »
– Je veux juste un horizon, pas forcément l’atteindre. J’ai besoin de sentir que quelque chose est possible. C’est pour ça que je pars.
– Je vous comprends. À votre âge, je voulais partir à la Légion étrangère à cause de Blaise Cendrars et de son poème : « Quand tu aimes il faut partir ». Je voulais risquer ma vie, pour revenir avec des cicatrices. Faire de la moto sans casque. Me saouler pendant une semaine et me réveiller sans aucun souvenir : ce que les Russes -appellent zapoï. Mais tout ça a bien changé. Votre génération peut partir n’importe où dans le monde sans courir aucun risque. Vous êtes toujours joignables, vous tenez des blogs. C’est partout comme ici. Vous ne pouvez plus disparaître.
– On peut encore faire zapoï. Tiens, passez-moi votre vodka si vous ne la buvez pas. J’aurai moins peur. D’habitude j’adore voyager. C’est le seul moment où j’arrive vraiment à réfléchir. J’appelle ça mes pensées de hublot. Vous lisez quoi ?
Pourparlers, de Gilles Deleuze. Un petit livre qui m’accompagne partout.
– Faites voir. Vous avez presque tout souligné ! « Le voyage ne fait jamais une vraie “rupture”, tant qu’on emporte sa Bible avec soi, ses souvenirs d’enfance et son discours ordinaire. »
– Oui, ça c’est Fitzgerald. Pour voyager vraiment, il faut d’abord rompre avec soi-même. S’aventurer loin de soi.
– D’où le zapoï et la Légion étrangère ?
– Oui et non. Il peut suffire de changer de langue. On n’est pas le même dans une autre langue. On se libère. On se simplifie. Vous avez vu le film Lost in Translation ? Ce qui se perd dans la traduction, c’est l’essentiel, bien sûr, mais l’essentiel c’est justement de le perdre. À l’étranger, on peut devenir étranger à soi. On peut enfin se surprendre. Quand on franchit la frontière d’une langue, on s’aventure dans l’impartageable. Ce que je préfère en Chine, c’est le chinois.
– « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point. » Vous avez souligné trois fois !
– Ça c’est Beckett.
– Encore un voyageur immobile.
– Vous y repenserez, vous verrez.
– « Alors, quelle raison en dernière instance, sauf celle de vérifier, d’aller vérifier quelque chose, quelque chose d’inexprimable qui vient de l’âme, d’un rêve ou d’un cauchemar, ne serait-ce que de savoir si les Chinois sont aussi jaunes qu’on le dit, ou si telle couleur improbable, un rayon vert, telle atmosphère bleuâtre et pourprée, existe bien quelque part, là-bas. Le vrai rêveur, disait Proust, c’est celui qui va vérifier quelque chose. »
– Ça vous plaît ? Je vous l’offre. Pour vos pensées de hublot.
– Et vous ?
– Moi je le connais par cœur. C’est devenu ma bible. Il faut que je m’en débarrasse.
– Tenez, alors, je vous donne la mienne en échange : mon carnet de citations.
– « L’aura est l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. »
– Walter Benjamin.
– « On fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi. »
– Victor Segalen.
– « On a frôlé la vie. »
Fight Club. Avec Brad Pitt.
– Vous croyez qu’en échangeant nos bibles, on échange nos horizons ?
– Je ne sais pas si c’est la vodka, mais au fond de moi, je crois que je ne veux pas aller quelque part, ou ailleurs, je veux juste aller vers.
– Vers quoi ?
– Ce que j’aimerais, c’est décoller sans jamais atterrir. Rester entre deux pour toujours.
– Vous connaissez Jules Lequier ? Un philosophe, obsédé par la contradiction entre la liberté humaine et la nécessité divine. C’était un Breton, excellent nageur. Un jour de février, en 1862, il est entré dans la mer et a lancé un défi à Dieu : « Si tu existes, tu me sauveras ! »
– Et alors ?
– Regardez par le hublot. Vous le verrez peut-être.

@opourriol

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