Aujourd’hui, plus qu’hier encore, nos vies sont structurées par des barrières qui différencient les corps les uns des autres selon qu’ils peuvent ou non les traverser – barrières ouvertes ou fermées par des papiers d’identité et renforcées de béton armé et de technologies de surveillance ; autres barrières ouvertes ou fermées au gré de caméras thermiques, brigades sanitaires, fichiers de traçage. De quoi cherche-t-on ainsi à se protéger ? Sous une forme ou une autre, n’est-ce pas la peur de l’altération qui insiste ? Et un des premiers gestes pour se protéger contre l’envahissement de cette peur diffuse, et donc incontrôlable, n’est-ce pas de la condenser sur une altérité discernable, contre laquelle des barrières peuvent alors être érigées ?

Aujourd’hui, notre attention se cristallise sur le risque d’être altéré par la maladie, possiblement jusqu’à la mort – peur de l’altération qui se fixe sur une forme ciblée d’altérité, un virus, que nous tentons de neutraliser en déployant toute une panoplie d’armes dont nous craignons qu’elles nous imposent un régime de surveillance, de contrôle, de répression. Comment pourrait-il en être autrement ?

Irrésistiblement, je pense ici à Antigone. Il s’agit pour elle de protéger son frère – quoi qu’il en coûte. Quand il meurt, en lieu et place d’un cadavre pourrissant, elle dépose un voile de poussière et empêche ainsi que soit effacé ce qui fait que son frère est son frère – inconditionnellement. Suspendant tout jugement quant aux contingences de la vie et de la mort de Polynice, Antigone s’insurge contre l’anéantissement d’un corps humain dont on effacerait jusqu’au nom. À la mort de Polynice, et au risque de mourir à son tour, elle exige que trace soit gardée de la singularité qui inscrit chacun de nous au registre symbolique des vies et des morts humaines.

C’est pour cela qu’Antigone me revient aux oreilles : son urgence fait entendre autrement une question qui ne cesse de se poser aujourd’hui, tant dans l’espace médiatique que dans l’espace intime. ­Comment nous protéger ? Antigone pose cette question au pluriel – car ce qu’elle tient à protéger, inexorablement, c’est le lien par lequel nous reconnaissons un homme comme l’un de nous inconditionnellement – c’est donc le lien par lequel nous reconnaissons chacun, chaque un, comme l’un de nous. Antigone nous apprend que ce lien est plus fort que la mort, mais qu’il est aussi léger que la poussière ; elle nous apprend qu’alors, quand le vent souffle et soulève cette poussière, il faut aller la reposer à nouveau, redonner au frère sa place unique parmi les humains, inlas­sablement, et même s’il faut pour cela déjouer la surveillance des gardes.

Aujourd’hui, certains d’entre nous sentent monter une insurrection. J’aimerais y entendre percer la voix d’Antigone. Non pas seulement son soulèvement contre la loi aveugle de Créon, mais aussi son inexorable désir que ­Polynice ne cesse jamais d’être l’un de nous – quoi qu’il en coûte. À chaque barrière que nous érigeons, entendons Antigone nous demander : est-ce une manière de protéger chaque un de nous ou une manière de se protéger contre les autres ? Comme Antigone pensa la poussière, ne peut-on encore penser, imaginer, construire des outils (machines, applications, concepts, paroles, sensations, matières…) que chacun de nous pourrait investir et utiliser au nom de ce qui le relie à l’autre vitalement ? ­Peut-être apprendrions-nous alors comment répondre à l’altérité sans en faire l’objet d’une peur de l’altération. 

 

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