Comment la consommation de musique en streaming a-t-elle évolué depuis la création de Deezer et de Spotify en 2007 ?

Le marché du streaming musical est probablement le seul à avoir explosé près d’une décennie après sa création. Généralement, dans l’univers hyperconcurrentiel du numérique, au bout de dix ans, vous êtes soit déjà mort, soit milliardaire depuis longtemps. Pour la musique, l’histoire est différente. Les années 2010-2013 ont vu émerger un nouveau modèle basé sur des partenariats entre services de streaming et opérateurs téléphoniques. Ces derniers subventionnaient des abonnements aux plateformes pour les proposer, gratuitement, à leurs clients. Deezer fut le tout premier à mettre en place un partenariat du genre avec Orange. Spotify a suivi avec Bouygues Télécom en France, et le modèle a fini par se développer partout dans le monde, permettant au streaming de se démocratiser à une époque où personne n’était encore prêt à payer dix euros par mois pour un tel service. Des millions de personnes ont pu s’habituer à cet usage au fil des années. La courbe de croissance a alors explosé.

Les profils d’utilisateurs et les manières de consommer le streaming musical ont-ils évolué au fil du temps ?

Les « primo-adoptants » [clients précoces d’un outil technologique] étaient principalement de type urbain et plutôt jeunes. Les partenariats ont permis d’élargir l’audience avec une moyenne d’âge relativement élevée, autour de 35 ans. On écoute de la musique en streaming aussi bien à 20 ans qu’à 65 ans. Pour ce qui est des usages, le mobile a évidemment pris une place prépondérante, et l’apparition de la playlist, qui a remplacé la compilation d’antan, joue désormais un rôle crucial dans le streaming musical, comme dans la plupart des autres pratiques culturelles, impactées par ce phénomène. Les playlists sont créées soit par les éditeurs, soit par les individus eux-mêmes, et peuvent être soutenues par le travail des algorithmes. Spotify est le premier à avoir développé les siennes comme des marques. Pour le lancement de PVNCHLNRS, une playlist de rap, la plateforme a organisé deux concerts en début d’année, au Silo de Marseille et à l’Olympia, à Paris. C’est une nouvelle façon de consommer la musique, non plus par genre trop large (« rock’n’roll », « latino » ou « chanson française », par exemple), ou par album, trop linéaire, mais par affinité de goûts. Cette évolution interroge les codes linéaires d’autres domaines culturels comme la télévision : l’affinité avec les programmes prend de plus en plus le pas dans l’organisation des usages sur l’approche par chaîne.

Le secteur du streaming musical est-il arrivé à maturité ?

Oui, pour ce qui concerne sa structuration et son modèle, intrinsèquement rentable. Les différentes parties prenantes sont globalement satisfaites, ce qui n’est pas si courant dans les nouveaux modèles proposés par le numérique. Il y a généralement des tensions sur le partage de la valeur, comme sur YouTube, par exemple. En revanche, au niveau du développement du marché, on est encore loin du compte. Le taux de pénétration du streaming musical est encore faible. Avant la crise du Covid-19, il tournait autour de 15 %. Spotify n’est pour l’instant présent que dans 65 pays. Ce faible taux de pénétration et la relation aux ayants droit expliquent pourquoi on observe peu de compétition sur les prix. Il y a un intérêt limité à aller chercher les clients de ses concurrents, mieux vaut convaincre ceux qui ne le sont pas encore.

Que dit, selon vous, le confinement du rapport des Français à la culture ? 

La crise montre que nous sommes des enfants rendus capricieux par la surabondance des possibles, et je ne parle pas uniquement de la culture. Nous redécouvrons, avec le confinement, ce qui est important dans notre vie de tous les jours. L’information et le divertissement font partie de ces besoins essentiels du quotidien. Les plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) ont vu leur usage décoller. Netflix, qui prévoyait 7 millions d’abonnés supplémentaires au 1er trimestre, en a gagné 15,8 millions. Reste à savoir combien se désabonneront après le confinement et quelles seront les conséquences du lancement de nouvelles plateformes comme Disney+, mais c’est un score impressionnant, quoi qu’il en soit. Du côté de la musique, c’est un peu différent. L’usage du streaming musical est très dépendant de la migration pendulaire. Pendant la semaine, on l’écoute le matin et le soir dans les transports, et beaucoup moins pendant la journée. Le week-end, l’usage est un peu plus lissé. Avec le confinement, on observe une généralisation de ce qui se passe le samedi et le dimanche avec une consommation par individu légèrement moindre. C’est logique car la musique reste le plus souvent un usage de complément. En confinement, lorsque l’on a accès à un outil de divertissement primaire comme l’écran, c’est celui-ci que l’on va privilégier.

Qu’en est-il de la télévision ?

Elle bénéficie en ce moment d’une audience record : sur la cinquième semaine de confinement, selon Médiamétrie, les Français l’ont regardée en moyenne 4 h 39 par jour, c’est 1 h 20 de plus que l’année dernière sur la même semaine, soit une hausse de 40 %. Les allocutions présidentielles ont battu des records d’audience et même un record absolu le 13 avril (36,7 millions de téléspectateurs). La Folie des grandeurs, sur France 2, a réuni 5,2 millions de téléspectateurs et Harry Potter, sur TF1, 7,5 millions. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que pendant le confinement, les 15-24 ans ont passé en moyenne 40 minutes de plus devant les chaînes de télévision et consacré seulement 9 minutes supplémentaires aux autres usages de la télévision, comme la SVOD.

Comment l’expliquer ?

Je pense que cela traduit un besoin de partage, de communion, que les plateformes de streaming ne peuvent pas offrir. C’est la limite de l’hyperchoix : une fois que le catalogue est parcouru, que plus rien ne semble nous donner réellement envie, il peut arriver que l’on se détourne de la plateforme. L’atout de la télévision linéaire, c’est d’être une proposition. Par facilité ou par la force du rendez-vous, vous allez regarder un film à la télévision que vous n’auriez peut-être pas regardé s’il était présent dans le catalogue d’une plateforme. Le grand studio américain Lionsgate a proposé des films sur sa chaîne YouTube sous forme de diffusions linéarisées. Les films sont diffusés à une heure précise pour recréer cette magie du rendez-vous, et ça fonctionne.

La crise peut-elle bouleverser nos pratiques culturelles ?

Elle posera très certainement la question du local. On peut imaginer qu’il arrive au monde de la culture ce qui est arrivé à celui de la nourriture, du fooding. Remettre en cause le voyage pour aller visiter un musée à l’autre bout du monde, et se concentrer à nouveau sur ce qui nous entoure. Cette notion de circuit court est dans l’intérêt de tous. Les petits lieux ne demandent pas mieux que d’être davantage mis en valeur, et les grands musées et lieux de patrimoine, confrontés à la problématique du « surtourisme », ne seront plus dans une recherche absolue de croissance du nombre de visiteurs.

Ne pensez-vous pas que le confinement pourrait ancrer chez les Français des habitudes de consommation culturelle basées sur le numérique ?

Je crois que les chantres du tout-numérique se trompent. Broadway a sorti une plateforme baptisée « BroadwayHD » sur laquelle on peut visionner un large catalogue de ses spectacles. Cela fonctionne parce qu’il s’agit de performances très grand public qui ont d’ailleurs souvent fait l’objet d’adaptations cinématographiques. C’est moins évident lorsqu’il s’agit d’acteurs plus traditionnels comme les théâtres nationaux en France. Comment convaincre ceux qui ne l’étaient pas déjà en offrant la même proposition, l’expérience physique en moins ? Idem pour le musée. Une grande partie du plaisir réside dans le fait de se promener dans le lieu, d’être à proximité des œuvres réelles, dans le partage avec ceux qui vous accompagnent dans cette expérience. Cette expérience en ligne satisfait, à mon sens, principalement un public averti, heureux de trouver des outils pour approfondir. De ce confinement, nous retiendrons la vidéo spontanée réalisée par les danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris, ou celle de l’Orchestre national de Lyon. Là encore, qu’est-ce qui a intéressé les gens ? Le partage et la communion. Cela pose la question de l’objectif à poursuivre pour nos établissements culturels en termes d’usages connectés. Le monde culturel considère encore souvent qu’il s’agit de créer des plateformes de contenus plutôt que de créer du lien comme savent le faire les réseaux sociaux. Pourtant, l’un n’exclut pas l’autre, et c’est fondamentalement ce type de partage et de communion que nous attendons d’abord de la rencontre avec l’œuvre. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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