Animés d’une même inquiétude, les quatre visages se partageaient l’écran, et le directeur de cabinet dut reculer sa chaise pour les embrasser tous de son unique regard. Faute d’y parvenir, il fixa le point précis au milieu des quatre coins, auquel il s’adressa sur un ton solennel :

– Le moment est décisif. Comme l’a dit le ministre, nous tenons une chance historique de rassembler dans une même écoute et sur un pied d’égalité les publics carencés, les publics empêchés… et même les non-publics !

– Sans compter qu’il nous reste les publics habituels, ajouta avec zèle le délégué Danse, en bas à droite de l’écran. L’ennui, c’est qu’un corps de ballet, ça ne peut pas danser en distanciation…

– Réduire les jauges, ce n’est pas réduire les ambitions, tempéra le directeur de cabinet. Seul l’art compte – Souvenez-vous du Grand Cirque de Calder : il animait tout seul ses petits personnages en fil de fer et en tissu, et la magie était là. Faisons confiance à nos artistes, le ballet saura s’adapter. Je repense à cette version buissonnière de Casse-Noisette que les danseuses ont donné cet hiver sur le parvis de l’Opéra. C’était charmant…

Serré dans son écran, le visage du délégué Danse se contracta :

– Oui, mais ça, c’était contre la… Euh… enfin c’était… C’était Le Lac des cygnes

– Ah oui, convint, pensif, le directeur de cabinet. C’est vrai. Mais vous voyez le principe…

Contemplant le principe dans toute sa douloureuse clarté, le délégué Musique, en haut à droite, demanda d’une voix blanche :

– Et pour les musiciens ?

– Rien n’empêche un sympathique festival rural avec un petit violon ou deux… Le ministre y tient, d’ailleurs… Il faut sortir de cette crise par le haut.

Tandis qu’il fixait le point reliant les quatre écrans, le directeur de cabinet s’abîma un instant dans le secret de ses pensées. Ne serait-il pas finalement préférable de sortir de cette crise par le bas ? La crise, dans son esprit, prit la forme d’un tube. En creusant des galeries, en s’enfonçant sous terre…

– Hélicoptère ! s’exclama, victorieux, le délégué Musique, faisant sursauter les trois autres. C’est un quatuor de Stockhausen où chacun des instrumentistes se trouve dans un hélicoptère différent. C’est rarement donné, évidemment. Trop rarement. Il suffirait de passer commande d’une version pour orchestre à un compositeur. Et avec le concours du ministère de la Défense, on pourrait créer l’événement : 70 musiciens dans 70 hélicoptères ! Imaginez un peu !

Le directeur de cabinet imagina.

– Trop anxiogène. Ça évoquerait les drones.

– Et moi ? s’étouffa la dame en bas à gauche, qu’est-ce que je dis à la communauté circassienne ? Si les Arts de la rue n’ont plus accès aux rues…

Par le bas, oui, pensa à nouveau le directeur de cabinet. S’enfuir… La nuit, par les petites routes. S’enfoncer sous la terre.

– Le métro ?

– Comment voulez-vous qu’on fasse rentrer un mât chinois dans le métro ? renifla la déléguée Cirque. Sujet à une diffusion capricieuse, son écran se brouilla, secoué par une nuée de parasites. Cela lui donna l’air contrarié.

– Et les cours ?

– Je vous demande pardon ?

– Mais oui, les cours ! Des spectacles de cirque dans des cours d’immeuble ! En voilà une idée ! Cours d’immeuble, cours d’école… et pourquoi pas d’Ehpad ? On pourrait imaginer des spectacles immersifs, en co-construction avec les résidents ! Et les Arts de la rue redeviendraient ainsi les Arts de la cour. Mais dans une version populaire. Pour des non-publics confinés.

Dans le saisissement que son audacieuse proposition suscitait, le directeur de cabinet prit de l’allure, l’inspiration l’avait ravi :

– Nous devons donner un nouveau sens, nous devons sublimer nos anciens objectifs : modérer les prix, augmenter l’offre et réduire les budgets. C’est tout le défi de nos missions, c’est toute notre capacité à mettre en œuvre des injonctions contradictoires qui est en jeu !

La ferveur de cette profession de foi laissa les quatre stupéfaits. Jusqu’à ce que s’élève, en haut à gauche, une voix timide :

– Il ne faudrait pas oublier le Livre. La chaîne entière est en péril, au moment même où le livre vient de prouver qu’il est irremplaçable. D’ailleurs, j’aimerais savoir si l’un de vous aurait envie, ces jours-ci, de se rendre dans un théâtre ? Dans une salle de spectacle ? Le livre nous rassemble, même s’il crée avant tout du silence et de la solitude.

À ces mots, tout se suspendit. Les regards se figèrent, jusqu’aux parasites sur l’écran de la déléguée Cirque qui cessèrent leur agitation. Comme s’ils se trouvaient subitement enlacés par un fil bien plus fort que ceux de leur numérique liaison, les quatre délégués sombrèrent ensemble dans un rapport rêveur, que deux mots, tombés de tout leur poids, de toute leur densité, de tout leur charme, venaient de libérer. Les yeux des uns, sur les écrans, cherchaient les yeux des autres, et les rencontraient. Deux mots, qui avaient suffi, et qui maintenant dansaient dans les fors intérieurs : la solitude et le silence… Quelle béatitude ! 

 

 

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