En quoi les épidémies du passé ont-elles bouleversé notre rapport à l’hygiène ?

Toutes n’ont pas été motrices de changements, mais certaines épidémies ont eu des conséquences notables sur nos pratiques. Ce fut le cas de l’épouvantable peste de 1347, face à laquelle la médecine fut particulièrement impuissante. À l’époque, on soupçonnait la peste de se transmettre par les voies aériennes. Le pape s’était enfermé dans une pièce aux quatre coins de laquelle des flambeaux étaient censés purifier l’air. N’ayant pas encore la connaissance des virus, on parlait alors de « venin de l’air ». Cette intuition eut une grande incidence sur les pratiques d’hygiène. Tout commença par l’abandon des étuves, lieux où la population venait s’offrir des bains de vapeur : on pensait que la chaleur et l’eau, en ouvrant les pores de la peau, rendaient le corps plus perméable à la maladie. Progressivement, le contact avec l’eau est devenu suspect, et cette idée s’est installée dans la mentalité de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne. Pour se nettoyer, on conseillait alors de se passer un chiffon sur le visage sans trop d’eau. Pour se laver les dents, on recommandait de couper l’eau avec du vin et de l’acide.

L’hygiène a reculé, en somme ?

C’est l’hypothèse de Jules Michelet, avec laquelle je ne suis pas d’accord. Je crois, au contraire, que l’hygiène s’est accentuée mais que les pratiques se sont déplacées. On s’est mis à s’essuyer davantage, à changer son linge plus régulièrement. Les étoffes sont devenues de plus en plus souples et délicates pour mieux absorber la transpiration. Cette propreté est devenue en un sens plus exigeante. Avec la variole, au XVIIe siècle, on commencera à s’inquiéter aussi des endroits sales et malodorants. L’entretien des lieux deviendra une nouvelle préoccupation et permettra de faire reculer la mortalité, notamment infantile. En 1832, le choléra accentuera encore les pratiques de propreté et contribuera à faire de Paris un véritable chantier, qui s’achèvera avec la mise en place du tout-à-l’égout à la fin du siècle.

Quid du Covid-19 et de notre rapport à l’hygiène ?

Il y a aujourd’hui une illusion radicale qui consiste à dire que l’épidémie de coronavirus va transformer notre hygiène. C’est grotesque ! On observe simplement une accentuation du lavage des mains – une pratique dont les bienfaits étaient déjà bien connus – et la mise en place d’une distanciation physique avec les autres. Cela n’a rien à voir avec une transformation des pratiques d’hygiène, comme purent l’être le changement de linge ou la prise de douches quotidiennes.

En quoi la pandémie actuelle se distingue-t-elle au regard de l’histoire ?

Alors qu’autrefois, les pratiques d’hygiène consistaient principalement à se plier à des ordres et des commandements – « lavez-vous les mains » –, avec le Covid-19, on est encouragé à écouter son corps, ses symptômes. On porte davantage l’attention sur soi et sur l’autre. Cette crise met aussi en lumière un changement radical en termes de gestion par les hautes sphères : la santé passe avant toute autre chose, à commencer par l’économie. C’est tout à fait nouveau. En 1968, la grippe de Hong Kong a tué des dizaines de milliers de gens en France, sans qu’aucune précaution sanitaire particulière soit prise. La politique a privilégié l’économie. À l’époque du choléra, aussi, on a choisi de maintenir les échanges. On était beaucoup plus fatalistes.

Comment expliquer ce basculement des priorités ?

La sensibilité s’est considérablement aiguisée, entre autres choses. Ce que l’on tolérait est devenu intolérable. Prenons un exemple. En 1891, les grands travaux ont contraint Paris à puiser son eau de consommation dans la Seine. Les hygiénistes ont alerté sur la présence, dans ces eaux, du bacille de la fièvre typhoïde. Les autorités ont entendu, mais sont restées insensibles à ces indications. En quelques mois, la maladie s’est répandue dans une relative indifférence. Aujourd’hui, cela serait tout à fait impensable.

Cette crise aura-t-elle un impact sur nos pratiques quotidiennes ?

Nos habitudes, comme se faire la bise, vont sans doute évoluer. Nous vivions dans une société de proximité des corps, du plaisir du contact. Il existe même des thérapies basées sur le contact physique. Ces pratiques vont être touchées. À ma grande surprise, ce virus a également transformé notre rapport à l’espace et au temps. Sous son influence, l’espace s’est mis à être hostile. Des pratiques qui étaient d’une banalité absolue et qui renvoyaient à un plaisir évident – se balader, traverser des espaces, choisir tranquillement ses produits préférés dans un supermarché, aller au cinéma – deviennent compliquées, voire dangereuses. Jusqu’où puis-je aller ? À quel moment sortir ? Pendant combien de temps ? Notre quotidien est bouleversé, et l’extériorité est brusquement devenue le synonyme d’un danger que l’on peine à saisir. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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