Si les chiffres annoncés par Donald Trump sont fondés, le nombre final des victimes américaines du Covid-19 pourrait dépasser celui des morts cumulés des guerres menées depuis soixante ans par les États-Unis en Corée, au Viêtnam, en Afghanistan et en Irak. Mais le président américain s’est voulu positif : si la pandémie ne fait pas plus de 200 000 morts, a-t-il annoncé à son peuple le 30 mars, son administration aura effectué « un très bon boulot »… Pourtant, jamais l’Amérique n’est apparue autant livrée à elle-même par un gouvernement qui se caractérise depuis le début de la crise sanitaire par son incurie et son inconstance.

Dès les premiers jours de 2020, Trump, obnubilé par le risque qu’une crise économique ferait peser sur sa réélection, a traité l’affaire comme s’il s’agissait d’un tracas passager, qui, méthode Coué à l’appui, disparaîtrait comme il était apparu. L’affaire, martelait-il, était « sous contrôle total ». Cela a duré presque trois mois. Le 28 février, il expliquait encore à ses concitoyens que le Covid-19 était le dernier « canular » inventé contre lui par ses ennemis. Le 11 mars, il qualifiait toujours la pandémie de « moment temporaire ». Le futur, promettait-il, serait « plus radieux que vous ne pouvez l’imaginer ». Il annonçait même une date : à Pâques, le 12 avril, l’Amérique serait « de retour au boulot ».

Depuis, il balance entre admission à demi-mot des réalités et poursuite de sa quête de boucs émissaires : ici les étrangers, là les gouverneurs, surtout s’ils sont démocrates. Lui et son administration ne portent aucune responsabilité. En plus, Trump est omniscient : « J’avais compris que c’était une pandémie bien avant qu’on la nomme une pandémie », lance-t-il lorsque le drame n’est plus niable. On pourrait s’en gausser. Pourtant, il faut bien tenter de comprendre pourquoi, parmi ses supporters et même au-delà, son aura perdure.

Deux mois après le 11 Septembre 2001, je rencontrai à New York un journaliste et célèbre essayiste, David Halberstam, Prix Pulitzer, auteur de nombreux ouvrages sur les années 1950, les Kennedy, la guerre du Viêtnam et les sports américains, dont il était fan. Comment son pays réagissait-il aux attentats ? On ne pouvait pas comprendre, m’expliqua-t-il, sans partir du fait que les États-Unis sont « une île ». Au nord, le Canada, sorte d’excroissance naturelle. Au sud, une Amérique latine où, depuis la doctrine Monroe (1823), nous sommes « chez nous », sans concurrent. Et surtout, à l’est et à l’ouest, deux immenses océans protecteurs empêchant toute invasion. Bref une île, et si vaste que sa taille lui confère une puissance inégalée. Résultat : elle se vit comme un espace autosuffisant et finit par croire qu’elle est elle-même le monde. « Le club qui remporte notre championnat de base-ball ou de basket-ball n’est-il pas appelé chez nous champion du monde ? » avait-il souligné. Cette insularité, concluait-il, et le sentiment de surpuissance qui l’accompagne ont présidé à la formation de toutes les écoles de pensée géopolitiques américaines. Trump s’inscrit dans la mouvance nationaliste protectionniste, celle d’un Charles Lindbergh, le célèbre pilote admirateur d’Hitler qui, le premier, usa du slogan America First, « l’Amérique d’abord », en 1940.

Cette insularité-là, qui a séduit il y a trois ans tant d’électeurs, souvent blancs, mâles et âgés, Trump l’incarne jusqu’au grotesque. Il ne connaît qu’une frontière binaire : moi, les autres. Mais son rapport à l’État fédéral s’inscrit dans une école de pensée ancienne et ancrée dans de larges couches de sa population, une école pour qui les « frontières » intérieures aux États-Unis comptent plus que tout. Pour cette école, le rôle de l’État fédéral doit se restreindre à la diplomatie et à la défense nationale. La santé, l’éducation, la politique migratoire, la justice même et, par-dessus tout, l’économie doivent être exclues des compétences de l’État fédéral. La guerre civile américaine fut menée par les États du Sud esclavagiste au nom du droit qu’ils revendiquaient de décider de l’organisation sociale qui leur convenait. Pour Trump, l’idée que le traitement de la pandémie ne dépend pas de l’échelon fédéral n’est pas qu’une façon de fuir ses responsabilités. C’est d’abord une conviction.

Quand un journaliste évoque son inaction face au Covid-19, il rétorque : « Mais enfin, nous sommes le gouvernement fédéral ! Ce n’est pas à nous de nous mettre au coin de la rue pour effectuer des tests… » Un gouvernement central, ça n’est pas fait pour s’occuper des gens ! Lorsque Trump explique que la lutte contre la pandémie est du ressort des seuls gouverneurs, il réagit comme l’avait fait George Bush aux premiers temps de l’ouragan Katrina, en août 2005. Mais en dix jours l’administration républicaine d’alors avait compris qu’elle devait virer de cent quatre-vingts degrés. Trump, lui, n’a pas compris que le coronavirus abolissait les frontières intra-américaines.

Résultat : les gouverneurs s’attellent à la tâche chacun pour soi et sans coordination. Les seules mesures tangibles qu’a prises la Maison-Blanche ont consisté à fermer les frontières et à activer aux États-Unis la chasse aux sans-papiers, profitant ainsi de l’inactivité de nombreux tribunaux spécialisés pour expulser plus d’immigrés, y compris des mineurs. Concomitamment, l’expansion de la pandémie a mis en lumière combien les frontières sociales restaient prégnantes dans le pays. Le taux d’infection au Covid-19 dans la réserve amérindienne de la nation navajo est dix-sept fois supérieur à celui existant dans tout le Nouveau-Mexique. En Louisiane, les Africains-Américains constituent 32 % de la population, mais 70 % des personnes infectées. Dans le Michigan, 14 % pour 41 % des infectés. Dans la ville de Milwaukee, les 26 % de Noirs comptent pour 71 % des infectés. À Chicago, 32 % pour 67 %. « Quand l’Amérique blanche s’enrhume, les Noirs ont une pneumonie », dit un proverbe africain-américain. Mais les Hispano-Américains sont, eux aussi, plus touchés que la moyenne. Rien d’étonnant : dans toutes ces populations, les facteurs favorisant une évolution mortelle du coronavirus (diabète, asthme, pression artérielle) sont supérieurs à la moyenne nationale.

Enfin, Trump ne pouvait pas ne pas céder à la tentation raciste du bouc émissaire. Victime désignée : les Chinois. L’affaire semblait aisée. Plus le temps passe, et plus il paraît clair que les dirigeants chinois ont mal géré les débuts de l’expansion de la pandémie, aggravant les conséquences au-delà de leurs frontières. Pourtant, là encore, Trump a navigué à vue. Après avoir initialement évoqué un virus « venu d’Europe », il a envoyé son secrétaire d’État, Mike Pompeo, tenter de convaincre les Européens d’imposer l’expression « virus de Wuhan » pour désigner le Covid-19. Sans effet. Trump a encore plusieurs fois évoqué un « virus chinois », attisant des propensions antichinoises déjà récurrentes depuis cent cinquante ans aux États-Unis. Un sénateur républicain de l’Arkansas, Tom Cotton, a appelé à placer la Chine « en quarantaine à l’écart du monde civilisé ». Du côté de Pékin, des thèses conspirationnistes ont été colportées, véhiculées jusque dans la presse, faisant des États-Unis le lieu d’où serait réellement partie la pandémie.

Puis les choses se sont calmées, Trump ayant besoin des masques que seuls les Chinois pouvaient proposer rapidement à ses concitoyens. Ses accusations se sont faites moins fréquentes. Depuis, l’image de l’ex-hyperpuissance lançant ses limiers courir d’un tarmac chinois à l’autre pour détourner de leurs destinations initiales des cargaisons de masques qui font défaut à ses hôpitaux en les achetant cash au prix fort a peu fait pour restaurer le prestige déjà entamé des États-Unis. Un ancien patron du Conseil national du renseignement américain, Gregory Treverton, dit au New York Times : « Nos amis et alliés traditionnels regardaient vers nous, car ils avaient confiance en notre capacité de leur montrer le chemin en temps de crise. C’était notre rôle. Ce qui advient va exactement dans le sens inverse. » 

 

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