Pour peu que nous ne soyons ni migrants ni clandestins, nous avions perdu l’habitude des frontières. Il y a encore quelques semaines, on se déplaçait en Europe aussi librement que dans son propre pays. Nous vivions dans un monde de mobilités, de mobilités exaspérantes souvent : la promiscuité des transports en commun, les bouchons sur les routes, l’agitation ininterrompue... Il n’y avait pas d’autres freins à la mobilité que nos désirs et nos ressources.

Aujourd’hui, nous avons rétabli des frontières et des passeports partout. Et d’abord des frontières et des distances entre chacun de nous afin de nous protéger en protégeant les autres puisque nous sommes tous dangereux et tous en danger. Le monde sans frontières a été remplacé par un maillage de frontières qui dessine des clivages subtils en fonction de ce que les statistiques de santé publique nous disent du risque d’être infecté, de transmettre le virus, d’être malade et de mourir.

Le premier de ces groupes est celui des personnes âgées, des vieux, progressivement enfermés et protégés par des frontières. Enfermés dans les Ehpad ou chez eux, ils sont préservés de tout contact avec l’extérieur pour se protéger et, plus encore, pour ne pas nécessiter de soins intensifs en réanimation. Les vieux et les « personnes à risque » se voient proposés, par les commerçants et les services, des heures d’accès réservées. Ils savent qu’ils seront les derniers déconfinés. La logique du virus fait que nous protégeons les vieux pour qu’ils ne meurent pas et pour qu’ils n’encombrent pas les services hospitaliers aux dépens de malades susceptibles de guérir. Alors que les plus de 70 ans n’étaient pas un groupe social homogène, il se crée de manière subtile le sentiment d’être un groupe singulier, un groupe à risque à la fois protégé et mis plus encore à l’écart ; privilège pénible, mais privilège malgré tout. En d’autres temps et en d’autres sociétés, ils auraient été la part maudite de l’épidémie.

À l’opposé, les jeunes ont la réputation statistique d’être moins à risque que les plus âgés. Les frontières qui les enferment sont donc moins rigides, et leur sort inquiète beaucoup moins que celui des vieux : ils sont moins malades, moins hospitalisés et leur mortalité est faible. Pourtant, la plupart des jeunes ont des conditions de vie et de confinement aussi pénibles, voire plus, que celles des vieux. Beaucoup d’entre eux vivent seuls et sont confinés dans quelques mètres carrés. Ceux qui vivent en résidences universitaires et qui n’ont pu rejoindre leur famille ou leur pays sont désormais seuls et quasiment abandonnés : plus de restaurants universitaires, plus de bibliothèques, plus de cours, plus de transports en commun… Déjà que la vie normale en cité universitaire n’est pas drôle ! La frontière les enferme moins pour les protéger que pour éviter qu’ils ne contaminent les autres, les plus vieux.

Nous savons que les jeunes sont bien souvent abonnés aux petits boulots, à la précarité et à la mobilité. Non seulement le confinement les prive de ces emplois incertains et très dépendants de la demande, mais on imagine aisément que ces emplois disparaissent parmi les premiers. Qu’en sera-t-il des centaines de milliers de petits jobs d’été, qui permettent souvent de passer l’hiver ? Mais comme les plus jeunes ont le bon goût de ne pas trop encombrer les urgences hospitalières, qu’ils ne sont pas syndiqués, qu’ils ne sont pas un électorat stable, il semble que cette question ne se pose guère, pour le moment.

Enfin, beaucoup de jeunes sont revenus chez leurs parents. On imagine aisément que, dans ce cas, le retour des frontières ne soit pas le plus facile à supporter puisque des jeunes, devenus progressivement autonomes, sont brutalement ramenés à une position d’enfant et d’adolescent. Non seulement le confinement est inconfortable, mais il a de fortes chances d’être vécu comme une régression.

La définition des frontières par les risques statistiques encourus par les classes d’âge peut ouvrir des conflits entre les générations. Chacun aura le sentiment d’être trop confiné, pas assez, plus que d’autres, moins que d’autres, et les jeunes, déjà condamnés à la précarité et au chômage dans une situation « normale », auront peut-être demain le sentiment d’avoir été les oubliés et les victimes des frontières tracées par les risques.

De manière générale, les régimes de confinement vont se multiplier en fonction d’une multitude de critères établis sur des moyennes statistiques. Chacun de nous devra gérer ses propres frontières et ses propres distances en fonction de son âge, de son activité, de son lieu de résidence. Le déconfinement se fera étape par étape, groupe par groupe. Quand nous disposerons de statistiques de morbidité plus précises en fonction de l’état du cœur et des poumons, de l’âge, du surpoids, du sexe, des contextes sociaux, des risques associés au virus, de la région, etc., la logique épidémiologique ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et chacun de nous sera défini par le risque qu’il encourt et celui qu’il fait subir aux autres.

De bons esprits verront sans doute dans cette stratégie de multiplication des frontières intérieures la mise en œuvre d’un ordre totalitaire à la 1984. J’ai un peu de mal à me rallier à ce réflexe, car j’y vois moins l’accomplissement d’un projet politique dont on se demande bien qui en bénéficierait, qu’une manière scientifique et prudente de gérer le troupeau humain afin qu’il survive. Un ordre totalitaire aurait des solutions plus simples : le sacrifice des plus faibles, à commencer par les vieux. Au contraire, parce que nous vivons dans un ordre relativement démocratique, nous fractionnons les risques à l’infini. Une fois le virus vaincu, nous ajouterons aux anciens clivages celui des risques eux-mêmes. Les frontières ne seront plus seulement des murs plus ou moins poreux entre des pays, des classes sociales et des cultures, elles seront des maillages de plus en plus fins puisque chacun aura appris qu’il est un risque pour lui-même et pour les autres. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !