Il est seul ce dimanche matin sur la place de la mairie d’Aubervilliers, assis sur le bord de la fontaine mise au chômage. Mohand fréquente le « Camembert » (un hôpital de jour de suivi psy, dont l’architecture circulaire a fourni le surnom), et il s’est fait une petite notoriété de slameur grâce à ses rimes à l’arrache servies par une voix d’outre-tombe. Il étend ses grands bras : « Où se planquent-ils ? On se croirait à Resident Evil ! » Il me tire un sourire : vingt ans au moins que je n’ai pas écrasé les boutons de la Nintendo pour flinguer les zombies en maraude dans la ville fantôme de Raccoon City placée sous loi martiale à cause d’un virus baladeur… Alerté par la décision de la maire de décréter le couvre-feu, je m’attendais à des attroupements dans les secteurs névralgiques, là où se vendent par cartons les Marlboro-bled, où se dealent l’herbe et la coke… L’alerte avait été fortement renforcée par la lecture du journal de Michel Onfray, un philosophe libertaire qui somme les forces de l’ordre « d’appréhender ceux qui, dans certaines banlieues, font des barbecues dans la rue, brisent les pare-brise pour voler les caducées dans les voitures de soignants, organisent ensuite le trafic de matériel médical volé, se font photographier vêtus de combinaison de protection en faisant les doigts d’honneur qui plaisent tant au président, continuent le business de la drogue, crachent sur la police en disant que le coronavirus est une maladie de Blancs et qu’Allah les en protège… »

Bien avant le confinement, certaines pensées sentaient déjà le renfermé.

J’ai sillonné la ville où j’ai habité pendant sept décennies sans voir ce que ce penseur se contente de rapporter. On se claquemure, à part quelques inconscients qui jouent au foot en face du commissariat, dans le square Lucien-Brun ouvert à tout vent. Les premiers jours de la mise au clapier ont été rudes. C’est par milliers qu’on est venus de Paris, des banlieues chics, pour faire des réserves de shit avant que les prix n’explosent et qu’on aille se réfugier dans la maison de famille. Là où j’ai vu le plus de manquements à « l’ordre de repli sur soi », c’est au bord du canal Saint-Denis, près du centre commercial du Millénaire, là où tous les pouvoirs, du local au national, ont laissé grossir un bidonville peuplé d’Afghans, de Somaliens, jusqu’à 700 personnes, sans point d’eau, sans toilettes, sans ramassage des ordures. « Relogés » tant mal que bien, en pleine épidémie, comme les 300 anciens du foyer Bara de Montreuil aujourd’hui entassés dans l’immonde squat Stalingrad. Le trafic de drogue, la violence insoutenable, le refuge dans les pires formes de religiosité existent, ils pourrissent la vie du plus grand nombre, mais l’épaisse fumée des barbecues de rue aveugle les philosophes. Quand j’habitais cette ville, il y a encore six mois, je voyais le matin de bonne heure ces milliers de prolos, femmes pour la plupart, qui prenaient les premiers bus, les premiers métros, pour aller récurer les bureaux de la Ville Lumière, de la Défense, les interminables couloirs, les immenses halls de Roissy, bientôt suivis par les hommes toutes mains du BTP, les chauffeurs de camionnettes chargées des colis Amazon ou Zalando… Tous ces invisibles dont on ne se souviendra pas, dans six mois, qu’on les avait un temps redécouverts indispensables. Les héros du quotidien ! L’épaisse fumée des barbecues recouvre les statistiques : ici, près de la moitié des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, un tiers du parc immobilier privé est entre les mains des marchands de sommeil, on découpe les pavillons, on loue des box, des garages, les HLM ghettoïsées, surpeuplées, sont à bout de souffle, les ascenseurs en panne des mois durant, des écoles se voient privées d’eau pendant des semaines en raison de la vétusté des installations… Dans certaines cités, le chômage passe la barre des 40 %, et il n’est pas rare qu’on en soit arrivé à la troisième génération de sans-emploi : on y fabrique en silence les descendants des sans-dents. C’est dire si on touche le fond. Il y a un peu plus d’un siècle, Léon Bonneff débutait un roman sur cette ville par ces mots : « Dans la banlieue nord de Paris, il y a une ville terrible et charmante. En elle confluent les déchets, les résidus, les immondices sans nom que produit la vie d’une capitale. » C’est bien ce lien qu’il faut aujourd’hui encore interroger, cette question sociale trop savamment masquée, et qui assigne aux portes nord de la capitale bientôt olympique d’être les réceptacles de la misère produite par l’un des principaux moteurs du système : l’inégalité. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder sur YouTube deux petits cailloux en noir et blanc posés sur le bord du chemin par deux cinéastes d’exception : Aubervilliers, un film de 1946 réalisé par Éli Lotar, puis… Enfants des courants d’air d’Édouard Luntz, tourné une dizaine d’années plus tard. On y parlait déjà des temps présents.

Et au moment où l’on annonce que la mortalité explose en Seine-Saint-Denis, vous reviennent les mots de Jacques Prévert en conclusion de son poème Étranges étrangers :

Vous êtes de la ville 
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez. 

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