J’ENSEIGNE EN CM2, dans une petite commune du Loiret, à 60 kilomètres d’Orléans. Mes élèves sont âgés d’une dizaine d’années. Dans mon école, les enseignantes ne cherchent pas tant à assurer une « continuité pédagogique » qu’à éviter à tout prix une rupture totale avec leurs élèves. L’école numérique y paraît bien illusoire. À la veille de la fermeture des établissements, nous avons tout juste eu le temps de faire passer un mot aux parents pour leur demander de nous envoyer leur adresse mail afin de mettre en place une commu- nication avec les familles et les enfants. Ce travail de collecte, très frustrant, est aujourd’hui presque abouti. J’ai longtemps été sans nouvelles d’une élève de ma classe pour finir par apprendre qu’elle était confinée chez son père, dont nous n’avions pas le contact. Lorsque j’ai pu le joindre, il était heureux que je lui propose de lui envoyer « du travail » par mail, mais m’a informée qu’il n’avait pas d’imprimante. Je l’ai donc ajouté à la liste des familles à qui je fais un envoi postal. Une autre maman, dans la même situation, passe des heures à recopier les exercices à la main pour que sa fille puisse travailler. Sur les 220 familles que compte l’école, une dizaine ne semblent pas avoir accès à Internet. D’autres n’ont pas d’ordinateur et les enfants doivent partager le smartphone de la maman avec leurs frères et sœurs qui, eux aussi, reçoivent leurs devoirs sur cet écran minuscule. D’autres encore ont laissé une adresse mail mais ne répondent à aucune sollicitation. 

L’école numérique proposée comme alternative est extrêmement inégalitaire et fragilise encore davantage des situations sociales et économiques injustes. Elle pose d’ailleurs d’autres problèmes, au-delà de la dimension technologique. Comment garder le lien avec ces élèves pour qui l’écrit, même en CM2, est d’accès difficile ? avec celles et ceux qui éprouvent encore des difficultés face à la lecture ? 

La brutalité de ce confinement met aussi en lumière la difficulté de maintenir le lien sans présence physique. Car l’école, c’est aussi les cris de joie dès l’ouverture du portail, les bousculades et les « checks », les courses éperdues à travers la cour de récréation pour échapper à l’épervier. C’est le bonjour individuel du matin, sur le pas de la porte de la classe, les yeux dans les yeux avec la maîtresse. C’est le côte-à-côte d’un travail en binôme, le défi lancé par le regard d’un enfant et la confiance qui transparaît dans celui de l’adulte – ou inversement –, la main sur une épaule pour apaiser, l’encouragement muet d’un signe du menton, mes sourcils froncés pour dire « redresse-toi ! », leurs mains levées pour demander de l’aide et tant d’autres codes encore qui rythment notre quotidien et impriment les apprentissages dans un vécu. L’enjeu, aujourd’hui, n’est pas de faire classe avec un adulte faisant cours à des élèves, mais plutôt de réussir à continuer à être une classe. La classe est un lieu de valorisation de la parole de l’enfant et d’apprentissage de la démocratie. Quel outil plus adéquat qu’un journal de classe ? C’est l’initiative que j’ai prise, relayée par d’autres collègues de l’école. Permettre à K., dès les premiers jours, d’écrire : « Je vis quelque chose de très stressant car j’ai peur que mes parents meurent à cause du coronavirus », à côté d’autres textes d’enfants et des réponses aux défis scientifiques. Pouvoir mettre des mots sur des maux, n’est-ce pas là le véritable enjeu de l’apprentissage de l’écrit ? C’est aussi l’occasion de donner la parole aux parents, pour exprimer leur inquiétude, que l’on sent chargée de culpabilité – « Toutes les conditions ne sont pas réunies pour travailler au mieux, nous faisons avec les moyens du bord », etc. Les tensions dans certaines familles sont palpables. La prolongation du confinement ne peut qu’exacerber certaines situations. Pour certains parents s’ajoute la difficulté d’aller travailler. Parce qu’ils sont caissières, livreurs, femmes de ménage, aides-soignantes ou policiers, la crise sanitaire les touche directement. Pour d’autres, l’impossibilité de se rendre à leur travail risque de précariser encore davantage des positions économiques déjà fragiles. Plus terre à terre, même les familles qui avaient les moyens d’imprimer des documents pour leurs enfants se trouvent confrontées aux imprimantes à sec et au risque de pénurie d’encre dans les supermarchés ou à celui d’une flambée des prix ! Nous essayons d’accompagner au mieux ou plutôt au moins mal cette situation dramatique, de ne lâcher aucune main. J’espère vivement revoir mes élèves avant le début des vacances d’été. Pour leur donner encore une fois l’occasion de parler des émotions qu’ils ont éprouvées alors que nous étions tous et toutes séparés et confinés, confrontés à des réalités bien différentes. Pour faire corps, constater que l’on a su rester une classe malgré l’éloignement. Enfin, pour pouvoir, individuellement et collectivement, se projeter sur une prochaine année scolaire dans l’école. À 62 ans, cette année d’enseignement est ma dernière. J’éprouve une vive émotion à la vivre de cette manière si particulière.

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