L’Italie, l’Espagne et la France ont fait le choix du confinement tandis que les Pays-Bas et la Suède ont opté pour la libre circulation de la population. Comment analysez-vous ces deux stratégies ?

Il s’agit de deux rationalités : l’une sanitaire, l’autre économique. Les pays scandinaves font un pari. Ils se fondent sur l’hypothèse de l’immunisation progressive de leur population au Covid-19. Mais à ce stade, nul ne sait si ce virus laisse une immunisation solide, et on ne sait pas non plus s’il ne va pas muter à un moment donné. Leur stratégie peut donc se révéler un mauvais pari. Il y a une certaine forme de darwinisme biologique à parier sur l’immunité du troupeau en se disant : survivront ceux qui le peuvent. Les dirigeants spéculent sur ceux qui seront les plus forts biologiquement et font leur deuil de ceux qui n’y arriveront pas. Avec un bémol : dans ces pays, notamment la Suède, le contrat social est résolument basé sur la confiance entre l’État, qui propose, et la population, qui accepte, les individus étant responsables les uns vis-à-vis des autres.

Le cas britannique est intéressant parce que Boris Johnson est passé en quelques semaines d’une option à l’autre, d’une rationalité à l’autre. Je ne pense pas qu’il se soit trouvé un cœur qu’il n’avait pas, quand il a décidé de faire marche arrière et d’opter pour la stratégie de l’Italie et de la France ! Il est simplement arrivé à la conclusion qu’isoler toutes les personnes vulnérables représentait un défi quasi insurmontable en raison du nombre de groupes concernés. Il s’est aussi avisé que le système sanitaire allait s’effondrer et que cela ferait de mauvaises images au journal de 20 heures. Une catastrophe sanitaire mal gérée peut remettre en question la légitimité du pouvoir.

On voit bien que toutes ces décisions de confinement ou de non-confinement sont difficiles et complexes à prendre. Et il faut admettre qu’il y a aussi un darwinisme social à tout fermer, comme le font l’Italie ou la France, car le confinement frappera en priorité les plus faibles. Ce seront des victimes de choix. Pour ceux-là, le Covid-19 représente une surcharge de périls, qui pèse sur leur mode de survie habituel. Il faut être conscient que le confinement est beaucoup plus difficile à subir pour les plus fragiles. Ceux qui possèdent du capital sous une forme quelconque (professionnel, patrimonial, etc.) ne seront pas affectés économiquement. Le confinement ne menace pas leur survie.

Les États ne sont-ils pas forcés d’adapter leur stratégie à leur capacité hospitalière et à leurs stocks de masques et de tests ?

Le choix de la Suède ou celui des Pays-Bas ne sont pas liés à un défaut de lits hospitaliers. Les États optent pour une libre circulation des personnes et le tout-économie s’ils disposent d’un système de tests médicaux efficaces et rapides avec la possibilité d’isoler les personnes malades sur-le-champ. C’est le scénario idéal pour laisser l’économie tourner. C’est le modèle de pays asiatiques comme la Corée du Sud, Taïwan ou le Japon, qui ont une meilleure compréhension du phénomène épidémique. Ces trois pays ont été touchés par le SRAS (2003) et ont évité le MERS (2012). Ils ont donc une expérience plus solide que la nôtre. En tout cas, ils ont appliqué la bonne politique qui suppose des équipements adéquats pour le personnel médical et le port du masque obligatoire.

Le grand scandale, c’est le degré d’impréparation des États-Unis, de l’Europe ou d’Israël, qui manquent du minimum nécessaire pour affronter une épidémie. Le New York Times a rapporté que des ambulanciers se bricolent des masques avec des filtres à café aux États-Unis… Comment en sommes-nous arrivés là ? En Israël, les dirigeants prennent un ton grave pour évoquer ces questions, mais ils n’ont pas créé une seule usine pour produire des masques. Ils auraient tout de même pu prendre des initiatives depuis plusieurs semaines : reconvertir telle usine d’armement pour fabriquer des respirateurs artificiels… La prise de conscience de l’incompétence ou de la négligence des dirigeants dans plusieurs pays est un des grands chocs produits par cette crise sanitaire. Il manque des milliards de masques, dans chaque pays. Personne n’avait anticipé cette jungle où l’on voit les pays développés entrer en concurrence pour faire leurs achats auprès du seul vrai pays fournisseur, la Chine. Qui avait imaginé cette course aux masques et aux respirateurs artificiels ? Cela défie l’entendement, au point que cela en devient presque « poétique », incroyable ! Car si les systèmes de santé s’effondrent, c’est quasiment toute la structure des États qui ploient. Si vous avez des médecins qui meurent et des hôpitaux en état de saturation comme en Italie, avec des cadavres qui commencent à être empilés, on a une société qui plonge dans le chaos.

Vous critiquez habituellement très sévèrement le néolibéralisme. Est-il en cause ? Si oui, a-t-il désarmé les peuples contre les épidémies ?

En Lombardie, une région riche et industrialisée, des employeurs ont exigé des salariés qu’ils viennent travailler alors que l’épidémie frappait déjà. Conséquence : c’est l’une des régions au monde dont le nombre de morts est le plus élevé. Prenez Donald Trump et Boris Johnson, deux figures de proue du néolibéralisme le plus crasse : ils ont longuement hésité sur le comportement et la stratégie à adopter. Ils ont finalement été forcés de décréter le ralentissement de la machine économique. Mais personne n’est dupe, c’est bien la logique économique qui, au départ, a prévalu sur la santé des citoyens. C’est une constante dans l’histoire du capitalisme. On a toujours échangé des vies contre de l’argent : c’est un trait commun au capitalisme industriel, minier, à la production pharmaceutique, à l’agroalimentaire qui empoisonne les organismes, etc. Le capitalisme est toujours prêt à sacrifier un certain nombre de vies humaines pour ses profits.

En Israël, en dépit d’une explosion démographique, le nombre de lits hospitaliers n’a fait que baisser sur les trois dernières décennies. Benyamin Netanyahou, qui fait partie du même club que Trump et Johnson, partage leur vision du monde : il s’agit véritablement de redistribuer de l’argent aux riches. Comme il n’y en a pas en quantité indéfinie, on coupe dans les budgets d’éducation et de santé. En 2018, Donald Trump a fermé l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire. C’est assez illustratif d’une certaine politique et d’une absence de vision.

Le capitalisme tel qu’il se déploie ici privilégie l’investissement à court terme en vue d’un profit immédiat. Dans ce cadre de pensée, une pandémie est par définition une probabilité lointaine que l’on évacue.

Vaincre le Covid-19 suppose-t-il une démondialisation et, très concrètement, la relocalisation de la production des médicaments, des tests, des masques ?

Contrairement à beaucoup, je ne crois pas à un retour des frontières. Certes, on va relocaliser des productions comme celle des masques. Mais l’économie est aujourd’hui beaucoup trop interdépendante pour revenir en arrière. En fait, pour comprendre la crise que nous traversons et éviter de nouvelles pandémies, nous allons devoir passer à un niveau supérieur de coopération internationale. Il faudra exercer un droit de contrôle sur les lieux de zoonoses, ces viviers de maladies infectieuses. Il faudra pouvoir sanctionner des pays comme la Chine, qui ont perdu des semaines précieuses parce que le gouvernement était trop préoccupé à cacher le foyer de l’épidémie. Le monde est à genoux à cause de la gestion initiale désastreuse du gouvernement chinois. En décembre, on aurait pu encore arrêter la pandémie. Si les Chinois avaient réagi plus vite, les pays se seraient protégés plus tôt. Il faudra désormais sanctionner ces comportements politiques. Ces dissimulations ont sans doute coûté un grand nombre de vies et causé des dégâts économiques incalculables.

La Hongrie, Israël ou la Turquie ne sont-ils pas en train d’inventer ou de renforcer une « démocrature sanitaire » ?

Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est dans l’état d’urgence que les dictateurs sont le plus à l’aise. L’interprétation du philosophe Giorgio Agamben est très juste. Il pense qu’il y a des situations extrêmes, comme la vie en camp de concentration, où l’être humain est réduit à une pure machine à survivre. Tous les attributs de l’humanité lui ont été enlevés. D’où son concept de bare life (« la vie à l’état nu »). L’homme n’est alors plus qu’une boule de réflexes. Agamben explique que dans la crise sanitaire actuelle, le confinement est un retour à la vie nue. La seule chose qui compte, c’est la survie physique du corps. Il a tort sur ce point, mais il a raison de faire un lien très net entre la survie du corps et l’état d’exception, les mesures d’urgence. Certains États s’arrogent alors la possibilité de surveiller encore davantage les populations, de supprimer des droits. C’est dans ces moments-là que l’on peut aussi basculer dans une dictature.

Les nouveaux usages de « distanciation sociale » vont-ils s’imposer durablement dans nos sociétés ?

Cet événement laissera un trauma. Nous garderons en mémoire nos villes fantômes, ce confinement qui n’en finit plus, ces supermarchés pris d’assaut. Quant à un changement durable des pratiques, tout dépend du rythme des avancées de la recherche. Si un vaccin est trouvé, la distanciation sociale sera vite oubliée après une période intermédiaire. N’oublions pas notre faculté… d’oubli. Mais, jusqu’à la découverte d’un vaccin, oui, nous allons observer une distance, il est possible que nous adoptions l’usage des masques, que nous soyons plus méfiants.

Plus significativement, ce qui perdurera, c’est la mémoire de la fragilité insupportable de notre existence, ce sentiment que l’on peut désormais, dans un avion, au restaurant, être victime d’un virus par définition invisible. Nous n’avions pas jusqu’à présent intégré ce type de risques. Nous pensions être armés pour leur résister avec l’appui de la pharmacopée moderne. Les virus deviennent brusquement des objets mentaux nouveaux qui font partie de notre quotidien. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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