Le Covid-19 sera-t-il notre nouveau Roosevelt ? Il est évidemment trop tôt pour le dire et l’expérience de 2008 devrait inciter à la prudence. Mais voir ceux qui, hier, n’en avaient que pour le new public management et la réduction des effectifs découvrir les vertus des services publics est un des rares motifs de réjouissance de ces derniers jours. Prenons garde, cependant, que ce retour en grâce de l’État social ne se confonde avec un simple repli sur l’État national.

Dès avant l’épidémie, il était devenu de bon ton, même au sein d’une large partie de la gauche, d’en appeler à la nation comme le lieu « indépassable » de la solidarité et de l’action politique. Seule la nation, nous disait-on, fournirait ce sentiment d’identification qui permet de faire admettre les efforts que requiert la mise en œuvre de la justice sociale. L’alternative, répétait-on à la suite de Pierre Manent, serait entre la « forme politique » de la nation et celle de « l’empire ».

Ce n’est pourtant pas le « sentiment national » qui a produit les systèmes de sécurité sociale qui sont devenus à partir de 1945 le trait commun des nations d’Europe de l’Ouest. Ils sont bien plutôt le résultat de la lutte des classes inlassablement menée par le mouvement ouvrier en réponse à l’exploitation capitaliste. Plus encore, ils s’élevèrent sur la défaite du fascisme qui avait rallié à lui une part importante des populations européennes : ils procédèrent non d’un consensus national pacifique, mais bien d’une intrication entre guerres nationales et guerres civiles. Pour que naisse la Sécurité sociale française, il fallut la victoire militaire sur le nazisme et le discrédit qui frappa alors un certain nombre d’industriels. De même, le Covid-19 nous fracture au moins autant qu’il nous unit. Il creuse brutalement les inégalités entre ceux qui peuvent faire du télétravail et ceux – livreurs, caissières, infirmières, ouvriers – qui restent en première ligne, entre ceux qui préservent leur salaire et ceux qui perdent tous leurs revenus. L’expérience du confinement dans des logements exigus rend intolérable ce qui était déjà à la limite du supportable dans nos espaces urbains. Il est donc peu probable que le renouveau de l’État social, s’il doit advenir, résulte d’une sorte de communion nationale spontanée. Il sera le produit de luttes sociales au sein et au-delà des États en vue d’infléchir nos politiques nationales et européennes en un sens plus conforme aux impératifs d’égalité et de fraternité.

En définissant la nation comme une « forme politique », on oublie qu’elle peut se composer aussi bien avec la démocratie qu’avec l’autoritarisme, voire avec le despotisme. Bien des régimes d’inégalité et d’oppression ont trouvé le moyen de leur popularité dans l’invocation de « l’unité nationale ». On oublie que la nation a le plus souvent été un centre impérial et que la « forme politique » opposée à l’empire n’est pas la nation mais la confédération. La nation démocratique ne peut être une « écluse de la mondialisation » qu’à la condition de s’inscrire dans un système d’écluses plus large qu’elle. Une Union européenne digne de ce nom devrait être un tel système : la stratégie du « chacun pour soi » serait (et est déjà) un désastre politique, social et sanitaire. Elle ne peut faire face ni aux situations d’exception ni aux manœuvres hégémoniques des grandes puissances mondiales. La lutte contre l’épidémie – et contre le changement climatique – exige une véritable puissance publique européenne. 

 

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