La tempête approche, menaçante. Un vent en provenance du Grand Est, dont on ignore encore ici la puissance et la trajectoire. Alors Emma se prépare, comme elle peut. Elle s’entraîne à enfiler sa combinaison, son masque, sa charlotte et ses gants, puis à les retirer, prudemment. Elle fait l’inventaire du matériel, compte les lits disponibles et dresse des listes de noms de soignants volontaires. Elle profite aussi du temps qu’elle peut encore passer avec ses deux filles, âgées de 5 et 9 ans. Une dernière balade en rollers, le long de la plage. Encore quelques gestes tendres, avant des précautions plus strictes. Car les jours passent et balayent avec eux l’espoir que la jeune femme avait de voir sa ville bien-aimée épargnée par la pandémie.

Emma a 39 ans, elle est infirmière de réanimation dans un grand hôpital marseillais. À l’heure où elle nous parle, le Covid-19 leur laisse encore, à elle et à ses collègues, le temps de faire leur travail. Dans son service, une « zone tampon » permet déjà de minimiser les risques de contamination entre patients. Lorsqu’elles arrivent aux urgences, les personnes suspectées d’être atteintes du coronavirus – trois à cinq par jour – sont systématiquement transférées vers ce service confiné, où elles attendront les résultats de leur prélèvement. Les cas confirmés – un sur deux en moyenne – rejoignent ensuite un autre hôpital, au nord de la ville, plus grand encore mais bientôt saturé. Pour le moment, Emma ne voit pas les patients mourir, ils partent avant.

Quelques heures ont suffi à rendre le service de réanimation méconnaissable. Le matériel informatique tant demandé est miraculeusement arrivé. Des grandes bâches de polyane ont été tendues pour séparer les patients testés positifs des autres. Mais à Marseille, on est curieux, raconte l’infirmière. Malgré l’écriteau « Danger, risque biologique », les visiteurs n’ont pu s’empêcher de décoller le scotch pour voir l’installation de plus près. Ces mêmes visiteurs, probablement, qui se sont mis à dérober les masques « bec de canard » et le gel hydroalcoolique de l’hôpital. Depuis, des murs en Placo ont été dressés et le matériel mis sous scellés. Une caméra de surveillance fait face à la réserve et les masques sont comptés toutes les douze heures. Les évacuations d’air ont été bouchées, des brasseurs d’air ont pris le relais.

À l’hôpital, comme ailleurs, la distanciation est de mise. La salle d’attente des familles a fermé, les visites sont interdites. Les soignants ont pour consigne de ne rester qu’un minimum de temps auprès des patients infectés. Ils se contentent de passages éclair, à l’occasion desquels ils pratiquent le plus grand nombre de soins possible. Recouverte de la tête aux pieds, Emma regrette de ne pas vraiment pouvoir toucher les malades, de ne pas être en mesure de les réconforter. De leur offrir ne serait-ce qu’un sourire, pour les accompagner dans cette épreuve qui semble les terrifier. Certains sont conscients, d’autres ne le sont plus. Ce matin, l’infirmière a appris la mort d’une femme de 89 ans dont elle s’était occupée deux jours plus tôt, avant son transfert. La vieille dame disait qu’elle ne voulait pas mourir seule, qu’il fallait qu’Emma reste auprès d’elle. Elle disait qu’elle avait peur.

Pour les soignants, marqués par l’expérience italienne, la priorité est de préserver leur santé pour tenir aussi longtemps que durera la crise. Quatre cas de Covid-19 ont déjà été déclarés au sein du personnel de l’hôpital. Dans les hôpitaux, en sous-effectif de manière globale, on s’attend à 20 à 40 % de personnels contaminés. L’absentéisme va décoller. Emma se demande comment elle gérera sa fatigue. Car après les journées de travail à rallonge, une semaine sur deux, il faudra s’occuper de ses filles. Son ex-mari pratique le même métier et risque lui aussi d’être mobilisé. Emma s’est promis de faire l’école à la maison, pour éviter que ses filles ne prennent trop de retard sur le programme scolaire. Elle aurait bien aimé s’appuyer sur l’établissement scolaire de son village, resté ouvert pour les enfants de soignants, mais les horaires d’accueil ne sont pas adaptés à ses vacations (7 heures-19 heures). Et puis, la cantine étant fermée, il aurait fallu prévoir un repas froid. Trop compliqué. Quant à ses parents, elle refuse de prendre le risque de les contaminer en leur confiant ses enfants.

Malgré l’incertitude ambiante, Emma se sent prête. Elle est très fière de son hôpital et de pouvoir défendre le service public. La crise ne l’effraie pas. Ce qu’elle craint, c’est la fin de l’épidémie. Le moment où les projecteurs s’éteindront, où les regards soudainement braqués sur l’hôpital se détourneront. Depuis l’automne dernier, elle et ses collègues sont en grève. Faute de pouvoir occuper les ronds-points ou de bloquer des péages, dit-elle, ils se rendent au travail avec un brassard orange. Absence de prime d’urgence, salaires trop bas, manque d’effectifs et de moyens. Emma, réanimatrice depuis seize ans, se voit comme un « oiseau rare ». Dans son service, les jeunes ne restent pas. Et si tout s’effondrait de nouveau, après la crise ? C’est plutôt de cela qu’elle a peur : la chute de l’adrénaline, la déception du lendemain. 

 

Portrait par MANON PAULIC

* Le prénom a été changé à la demande de la personne concernée.

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