Si la gestion chinoise de la crise du Covid-19 est sujette à débat à l’extérieur du pays, une chose est certaine : le Parti communiste chinois n’apparaît en aucun cas dans une période de doute ou de remise en question. Au contraire, Xi Jinping appelle aujourd’hui au renforcement de la « confiance » dans son propre système de gouvernance : « Les résultats du travail de prévention et de contrôle ont une fois de plus démontré les avantages notables de la direction du Parti communiste chinois et du système de socialisme à caractéristiques chinoises », a-t-il déclaré devant plus de 170 000 cadres du Parti réunis par vidéoconférence fin février – près de deux mois après l’épidémie partie de Wuhan, dans la province du Hubei, et qui a contaminé plus de 80 000 personnes et tué plus de 3 100 malades dans le pays.

Ce positionnement s’inscrit dans la lignée de l’appel aux « quatre confiances en soi » (sige zixin), lancé par le président chinois dès 2016. Il exhortait alors l’ensemble du Parti à avoir confiance en sa propre « voie », ses propres « théories », sa propre « culture » et son propre « système » – le mot « système » faisant ici référence, selon la terminologie officielle, à « la nature avancée et supérieure du socialisme chinois » par rapport à d’autres systèmes.

C’est cette supériorité présumée que cherchent aujourd’hui à projeter les autorités chinoises à travers la vaste campagne de communication internationale déployée tout au long de la crise – glorifiant la construction des hôpitaux temporaires, vantant les capacités d’innovation médicale et technologique de la Chine, reprenant les propos de certaines personnalités étrangères approuvant la gestion chinoise de la crise, appelant d’autres pays à suivre les méthodes chinoises, notamment la mise en place d’une fermeture stricte et étendue de villes entières et provinces.

Au-delà de la communication, la crise du coronavirus est une période de test de certains outils technologiques et méthodes politiques, qui pourraient perdurer et voir leurs usages étendus après la crise. Par exemple, l’épidémie a été l’occasion de tester certains aspects du système de crédit social qui, par le biais d’un fichage numérique massif, surveille le comportement des citoyens en leur attribuant une note en fonction de leur solvabilité, de leur statut social et de leur comportement. Elle a aussi favorisé le recours à des robots, des drones, ou encore la collecte et l’utilisation plus large des données individuelles par les autorités publiques.

L’usage de ces outils et méthodes pourrait, après la crise, non seulement être renforcé sur le territoire chinois pour faire face à des crises de nature autre que médicale et sanitaire, mais il pourrait aussi être exporté. Car la Chine cherche à promouvoir son modèle de gouvernance au-delà de ses frontières. Depuis 2013, le pays se positionne comme un exemple, ou une « solution » pour le monde, notamment via des programmes de formation, que les autorités offrent en nombre croissant à des hauts fonctionnaires de pays en développement – d’Afrique subsaharienne, notamment. Si beaucoup de ces programmes comportent un volet technique, ils incluent également une dimension politique et idéologique : ces fonctionnaires sont ainsi explicitement incités à s’inspirer de la Chine dans leur prise de décision et dans l’élaboration de réformes économiques, sociales ou politiques. Par exemple, au cours de l’année 2019, les autorités chinoises ont offert un séminaire de formation intitulé « Partager l’expérience de développement de la Chine dans le contexte des nouvelles routes de la soie », incluant des cours sur « le système politique chinois », la « pensée de Xi Jinping sur la gouvernance de la Chine », ainsi que des visites dans des entreprises d’État, dans un comité de résidents à Shanghai, des institutions de gouvernements locaux, etc.

En parallèle, la Chine a promu ces dernières années une série de projets concrets à l’étranger – notamment dans le domaine des infrastructures (parcs industriels, smart cities, complexes villes-ports, etc. ) – qui s’inspirent souvent de projets développés précédemment sur le territoire chinois. Sous le label des « nouvelles routes de la soie », elle a ainsi étendu son influence du Pakistan à l’Éthiopie, en passant par la Biélorussie ou encore l’Algérie. Même si certains gouvernements locaux ou nationaux étrangers ne sont pas sensibles aux programmes de formation, au discours sur la « solution » chinoise, le développement de ces projets d’infrastructures soutenus par la Chine est susceptible d’orienter, de facto, la structuration de leur territoire vers un modèle particulier. Suivant cette tendance, il n’est pas exclu que Pékin cherche demain à exporter son système de crédit social, sa façon de collecter et d’utiliser les données, ou certains outils et méthodes éprouvés et mis en avant à la faveur de la crise du coronavirus.

Il est difficile d’évaluer à quel point la propagande chinoise prend dans le cadre du coronavirus, et notamment la tentative de Xi Jinping de réécrire la crise comme le triomphe du Parti, avec ses efforts pour renforcer la gestion du quotidien des individus. La censure sur le sujet demeure forte en Chine et les réceptions sont diverses et évolutives, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Des commentaires critiques ont émergé en nombre à la suite du décès du docteur Li Wenliang le 7 février 2020 – un des premiers médecins à avoir donné l’alerte et qui avait été réprimandé par les autorités chinoises pour avoir « propagé des rumeurs ». Peu de temps après, la majorité de ces contenus ont été censurés et les organes de propagande ont tenté d’ajuster le tir en érigeant le docteur Li en héros national. À l’étranger, les réactions varient fortement d’un gouvernement à l’autre, et recoupent souvent l’état des relations bilatérales avant la crise. La Russie de Vladimir Poutine, que Xi Jinping qualifie actuellement de « meilleur ami de la Chine », a ainsi salué les décisions « décisives et vigoureuses » des autorités chinoises face à l’épidémie.

Si l’image de la Chine et de son président pourrait toutefois en ressortir écornée, il est peu probable que la crise remette en question une tendance observable depuis plus de sept ans : le renforcement de l’emprise de la direction du Parti sur les affaires du pays. La crise tend plutôt à confirmer cette tendance, au regard des faits : les comités de quartier ont joué – et jouent toujours – un rôle majeur dans la surveillance et le dépistage de la population. Le Parti a appelé ces structures, et plus généralement l’ensemble de la population, au renforcement de la « surveillance mutuelle », dans la lignée de déclarations prononcées par Xi Jinping au début de sa présidence, bien avant la crise, et à la mise en place de sanctions lourdes en cas de désobéissance. Une cellule du Parti a été créée dans l’hôpital temporaire de Huoshenshan construit à Wuhan, pour faire face à la crise. Une nouvelle campagne de recrutement au sein du Parti communiste chinois a été lancée parmi le personnel médical, entre autres exemples.

La crise du coronavirus est par ailleurs révélatrice d’une autre tendance préexistante avant la crise : une compétition croissante entre systèmes politiques. Cette crise pourrait non seulement accélérer un phénomène de polarisation de la mondialisation, avec une restructuration des chaînes d’approvisionnement et l’émergence de « pôles » commerciaux moins interdépendants, mais elle pourrait aussi favoriser une polarisation des modes de gouvernance, et, in fine, des modes de vie (modes de gouvernance économique, politique, de gestion des villes, des données individuelles, etc.), qui serait structurée en grande partie – bien que pas strictement – par un pôle de pays démocratiques d’un côté et, de l’autre, un pôle de pays qui le sont moins, chacun préférant avoir recours à certaines technologies, entreprises, standards, institutions et forums internationaux plutôt qu’à d’autres.

Si cette bipolarisation reste hypothétique, elle a en tout cas déjà été envisagée par les dirigeants chinois dans le cadre du déploiement des nouvelles routes de la soie, officiellement conçues et présentées comme une nouvelle forme, alternative, de mondialisation. Xi Jinping a également appelé le pays, sans détour et dès 2013 – soit bien avant l’émergence des tensions commerciales avec Washington –, à se préparer à une longue période « de coopération et de conflit » entre deux systèmes politiques distincts : le « socialisme » d’une part et le « capitalisme » de l’autre. Quelles que soient les étiquettes que chacun y appose, sujettes à débat, cette bipolarisation ne pourrait être qu’un processus de long terme. Si aujourd’hui la Chine et les États-Unis demeurent fortement interdépendantes, pourrait s’engager à terme un « découplage » économique et technologique plus marqué des deux puissances, et plus largement de groupements d’économies, alors que les tensions sino-américaines se prolongent et que les divergences ne sont pas uniquement commerciales, mais aussi technologiques, politiques et, de plus en plus, idéologiques. 

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