J’ai été évalué et critiqué depuis que je suis devenu un auteur publié à l’âge de vingt et un ans, et je suis parfaitement à l’aise, que je sois aimé ou détesté, adoré ou méprisé. Cet environnement me fait l’impression d’être naturel, et je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance aux opinions qui fusent, pour ou contre. Ma réputation critique, qui a fini par émerger, était fondée sur le nombre de journalistes qui aimaient ou n’aimaient pas mes livres, ou sur ce qu’ils pensaient que je représentais. C’est comme ça que ça marche – et c’est bien, j’imagine. J’étais l’auteur rare qui était aimé autant qu’il était détesté. À la différence de mes pairs, je n’étais pas poliment ignoré quand un critique n’aimait pas mes livres – il ou elle s’en prenait à moi à fond. Et je doute qu’aucun autre écrivain de ma génération ait eu droit à des critiques pires que celles que j’ai reçues – et il ne s’agit pas de me vanter ou de me plaindre, c’est simplement la vérité. Mais le fait d’être critiqué négativement n’a jamais changé la façon dont j’écrivais ou les sujets que je voulais explorer, peu m’importait que certains lecteurs soient offensés par mes descriptions de la violence et du sexe. Appartenant à la Génération X, rejeter ou probablement ignorer le statu quo était un truc qui me venait sans peine. Un des hymnes les plus bruyants de ma génération était « Bad Reputation » de Joan Jett, dont le refrain était : « I don’t give a damn about my reputation / I’ve never been afraid of any deviation. » Et ma propre réputation est devenue la cible d’une pensée unique lorsque ma maison d’édition appartenant à un conglomérat a décidé qu’elle n’aimait pas le contenu d’un roman difficile pour lequel j’avais signé un contrat qui m’engageait à l’écrire, et a refusé de le publier pour des raisons de « goût » – elle avait été offensée. C’est une histoire sur laquelle je reviendrai plus tard, mais ce fut un moment inquiétant pour les arts – même s’il a fini par paraître normal : en effet, une entreprise décidait de ce qui serait ou ne serait pas permis, de ce qui serait ou ne serait pas lu, de ce qui pourrait ou ne pourrait pas être dit. La différence entre alors (1990) et maintenant étant qu’il y avait eu des discussions et des protestations retentissantes à ce sujet de chaque côté de la fracture : des gens avaient des opinions qui divergeaient, mais ils en débattaient de manière rationnelle, poussés par la passion et la logique. L’idée d’une censure d’entreprise n’était pas tout à fait acceptable à l’époque. Vous ne pouviez pas soutenir qu’une certaine émission de HBO n’aurait pas dû être écrite au motif de son racisme supposé (mais non prouvé). Il n’y avait pas encore une chose comme le crime de pensée – qui est aujourd’hui une accusation quotidienne. Les gens s’écoutaient les uns les autres, et je me souviens d’un temps où vous pouviez avoir des vues très arrêtées et remettre en question les choses ouvertement, sans être considéré comme un « troll » et un ennemi à bannir du monde « civilisé », si vos conclusions s’avéraient différentes. […]

Le seul truc que j’ai retiré de tout ce drame : j’ai fini par comprendre que je n’étais vraiment pas bon pour reconnaître ce qui mettait en rogne ou pas les gens, parce que l’art ne m’a jamais offensé.

Peut-être que c’était une affaire de délit contre un homme blanc privilégié, bien que ceux-ci ne soient jamais, à juste titre, liés à l’oppression, mais il est aussi vrai que je n’ai jamais été offensé parce que j’avais compris que toutes les œuvres d’art sont un produit de l’imagination humaine, créées comme tout le reste par des individus faillibles et imparfaits. Que ce soit la brutalité de Sade, l’antisémitisme de Céline, la misogynie de Mailer ou le goût pour les mineures de Polanski, j’ai toujours été capable de séparer l’art de son créateur et de l’examiner, de l’apprécier (ou pas) sur le plan esthétique. Avant l’horrible épanouissement de l’« appréciabilité » – l’inclusion de tout le monde dans le même état d’esprit, la soi-disant sécurité de l’opinion de masse, l’idéologie qui propose que chacun soit sur la même page, la meilleure page –, je me souviens d’avoir refusé catégoriquement ce que notre culture exigeait. Plutôt que le respect et la gentillesse, l’inclusion et la sécurité, l’amabilité et la décence, mon but était la confrontation (le fait que je venais d’un milieu « conventionnel » – même si, à bien des égards, il ne l’était pas – avait peut-être encouragé mon désir de voir le pire). La litanie de ce que je voulais être vraiment ? Être poussé dans mes retranchements. Ne pas vivre dans la sécurité de ma propre boule à neige, rassuré par la familiarité, entouré par ce qui me réconfortait et me couvait. Me retrouver dans la peau de quelqu’un d’autre et voir comment il voyait le monde – particulièrement s’il s’agissait d’un outsider, d’un monstre, d’une bête curieuse, qui m’emmènerait aussi loin que possible de ce qui était censé être ma zone de confort – parce que je sentais que j’étais cet outsider, ce monstre, cette bête curieuse. J’avais terriblement envie d’être secoué. J’aimais l’ambiguïté. Je voulais changer d’idée à propos de telle ou telle chose, à propos de tout, pratiquement. Je voulais être dérangé et même endommagé par l’art. Je voulais être anéanti par la cruauté de la vision du monde, que ce soit celle de Shakespeare, de Scorsese, de Joan Didion ou de Dennis Cooper. Et tout cela avait un effet profond. Cela me procurait de l’empathie. Cela m’aidait à comprendre que le monde existait au-delà du mien, avec d’autres points de vue, contextes et inclinations, et je n’ai aucun doute concernant le fait que cela m’a aidé à devenir adulte. Cela m’a poussé loin du narcissisme de l’enfance et vers les mystères du monde – l’inexpliqué, le tabou, l’autre – et m’a rapproché d’un lieu de compréhension et d’acceptation. 

 

White © Bret Easton Ellis © Robert Laffont, 2019, pour la traduction française de Pierre Guglielmina

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