Jadis, les choses étaient simples. Les rois, les princes et l’Église, puis l’État et la grande bourgeoisie, passaient commande aux artistes. Sollicitées, parfois admirées, leurs œuvres venaient constituer le patrimoine culturel commun. Lorsqu’une œuvre d’art surgissait par la bande et déplaisait, le roi, l’Église ou l’État la censurait. Oui, les choses étaient simples.

Avec bien des variantes, ce régime a perduré jusqu’à la fin des années 1960. S’ouvre alors une période que l’historien d’art Thomas Schlesser, qu’on lira dans ce numéro, appelle « l’ère de la transgression permanente ». Quatre décennies où tout est permis aux artistes-rois : surenchère, outrage, nudité surexposée et même exposition de parties de corps humains écorchés et pétrifiés selon le procédé de plastination…

Ces temps-là sont désormais finis. En quelques années, la culture a insensiblement cédé sa position en surplomb de la société sous la pression de groupes et d’associations qui lui demandent des comptes. La critique n’est plus un domaine réservé aux professionnels. Elle est devenue l’arme de tous… Des féministes exigent la parité devant et derrière la caméra, protestent contre la domination masculine et veulent accessoirement interdire le J’accuse de Roman Polanski. Des Noirs contestent à juste titre les stéréotypes véhiculés sur eux et soulignent ce qu’il y a d’inconvenant à faire jouer leurs rôles par des Blancs. Des musulmans lancent des fatwas contre quiconque manquerait de respect envers le Prophète.

Ni les minorités en quête de reconnaissance ni les ligues de vertu ne manquent. D’anciens tabous tombent, de nouveaux s’imposent. Mais surtout, la censure procède dorénavant par intimidation. On convoque la presse, on fait pression sur les producteurs ou les distributeurs, on se livre à des « actions directes ». Parallèlement à la montée du communautarisme dans nos sociétés, chaque communauté qui se sent attaquée, discriminée à l’écran, sur scène ou dans un livre, passe à l’attaque au nom de la morale, de sa dignité, de son droit à la sollicitude. Nous sommes entrés dans l’ère des offensés qui demandent justice et se font de temps à autre eux-mêmes justice. L’art est devenu un terrain de combat.

Ce débat est passionnant. Car à l’évidence, ces nouveaux regards critiques posés sur les œuvres d’art ouvrent des perspectives. Les questions sont parfois pertinentes, les remises en cause salutaires. Mais il est tout aussi exact de dire que les intimidations à répétition créent un profond malaise et que l’art est volontiers subversif. Vouloir le contraindre, et plus encore le contrôler, c’est le censurer comme sous l’Ancien Régime… 

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