The Economist vient de publier son classement 2019 des pays selon leur « indice de démocratie ». Si la France continue d’appartenir à la catégorie des « démocraties imparfaites », telle que l’hebdomadaire britannique la définit à partir de soixante critères, sa place progresse par rapport à 2018 : elle occupe à présent le vingtième rang mondial alors qu’elle était classée en position 29 un an auparavant. Cette progression ne doit pas masquer le fait que plusieurs pays de l’Union européenne se situent devant elle : non seulement les pays de l’Europe du Nord, qui occupent les premières places de ce classement mondial, mais également l’Irlande (n° 6), les Pays-Bas (n° 11), le Luxembourg (n° 12), l’Allemagne (n° 13), le Royaume-Uni (n° 14) ou encore l’Espagne (n° 19).

D’autres classements, réalisés à l’aide d’autres indicateurs, continuent de positionner la France loin derrière d’autres pays européens en termes de démocratie. Ainsi, la grande enquête internationale intitulée « Démocraties sous tension », publiée l’été dernier par la Fondation pour l’innovation politique et accessible en ligne, propose un classement fondé sur un « indice de culture démocratique », échelonné de 0 à 10 : la France n’obtient que 4,4, loin des valeurs comprises entre 6 et 10 pour des pays comme le Portugal, Chypre, la Grèce, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et les pays de l’Europe du Nord.

Ces données sont à rapprocher des tendances que l’on observe au niveau des opinions et des attitudes politiques des Français lorsqu’ils sont amenés à se prononcer sur l’état de la démocratie en France. Près de trois ans après l’élection d’Emmanuel Macron, alors que le chef de l’État entendait impulser un profond renouveau et faire table rase de « l’ancien monde », notre pays n’est toujours pas sorti de la crise de défiance politique dans laquelle il est installé depuis de nombreuses années. L’enquête annuelle que réalise le CEVIPOF depuis onze ans, le Baromètre de la confiance politique (dont la vague 11 sortira le 5 mars dans L’Obs), permet de prendre la mesure de l’épais mur de défiance politique structurelle qui sépare les Français de leurs élus. Si l’enquête enregistre des fluctuations conjoncturelles (par exemple, au lendemain des attentats terroristes de 2015 ou dans les mois qui précédent ou suivent des élections), faisant ponctuellement augmenter ou baisser les pourcentages, des tendances régulières et fortes s’expriment depuis dix ans.

La première, et non des moindres, c’est le sentiment que les élus ne se préoccupent pas des problèmes et des soucis des Français. L’image d’un personnel politique qui n’est pas empathique, qui n’est tourné que vers lui-même, qui parle des problèmes de manière abstraite, qui vit dans une autre sphère que celle des représentés, est particulièrement prégnante dans nos données. Si une partie des Français reconnaît que les élus essaient de tenir leurs promesses et font de leur mieux, il ne s’agit que d’une opinion très minoritaire. La seconde tendance concerne la confiance dans les institutions. Là encore des fluctuations sont enregistrées au cours des dix années de l’enquête du CEVIPOF, mais on retrouve néanmoins des tendances lourdes : les institutions politiques enregistrent des taux de confiance d’autant plus importants que ces institutions incarnent la proximité spatiale. Ainsi la confiance dans les élus locaux et les collectivités locales est-elle toujours plus importante que la confiance dans les élus nationaux. Dès que l’on se rapproche de la sphère du pouvoir national et du gouvernement, la confiance décline, voire s’effondre. Ce sont les institutions publiques, et notamment celles qui incarnent la protection qui tiennent en fait l’édifice chancelant de la confiance politique en France : il s’agit en particulier des institutions régaliennes ou des institutions qui concernent le soin, le social, la protection de l’État.

Les données de notre enquête montrent également qu’un doute important s’est installé en France dans le regard que portent les Français sur le fonctionnement de notre système démocratique. Si le socle de valeurs démocratiques semble solide, on voit émerger progressivement d’autres dimensions plus inquiétantes : une formidable déception sur le fonctionnement du système perçu par certains segments de l’électorat comme peu démocratique, par d’autres comme pas assez efficace. Au sentiment diffus que la démocratie ne fonctionne pas bien en France (une opinion pour laquelle l’enquête du CEVIPOF enregistre régulièrement des pourcentages d’accord entre 60 et 70 %) sont venues s’ajouter des tendances moins « libérales » à propos du meilleur système démocratique pour la France : ainsi, plusieurs vagues de notre Baromètre de la confiance politique ont montré qu’entre un tiers et près de la moitié des Français (selon les vagues) considèrent qu’un bon système de gouvernement pourrait reposer sur un « homme fort qui n’a pas à se préoccuper des élections et du Parlement » ! Une solution militaire (« l’armée qui dirige le pays ») avait enregistré l’an dernier un pourcentage d’accord de 15 %...

Ces tendances vont-elles se prolonger en 2020 ? La question se pose dans la mesure où la séquence 2019-2020 a vu se succéder toutes les modalités de l’expression publique que l’on puisse imaginer : l’explosion de colère avec les Gilets jaunes, le débat et la délibération avec le Grand débat national, les élections (européennes de 2019 et bientôt les municipales), le dialogue social et les grèves ou manifestations (réforme des retraites). Cette intense période d’expression publique est-elle venue apaiser la crise de défiance ou l’a-t-elle accentuée ? Les Français tirent-ils de cette séquence la conclusion que le système démocratique fonctionne, même dans la douleur ou tirent-ils au contraire la conclusion que rien ne sert de s’exprimer, que le système n’offre aucun débouché démocratique ? La vague 11 du Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF qui sortira dans quelques jours permettra de répondre à ces questions essentielles pour la période électorale chargée qui s’ouvre avec les municipales et nous conduira à la présidentielle. Elle le permettra d’autant plus que pour la première fois, notre enquête permettra de comparer la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Le « malheur démocratique» est-il particulièrement sévère en France alors même que le Royaume-Uni vient de traverser trois années difficiles, à la suite du référendum sur le Brexit, et que le modèle allemand semble à la peine ?  

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !