Bien sûr, aucun président n’a jamais fait l’unanimité.

Bien sûr, les indices de popularité sont là pour varier et maintenir en haleine les commentateurs de tous bords. Et quand des députés de la majorité quittent le bateau LREM, il est facile de se voiler la face en rappelant l’épisode des frondeurs.

Bien sûr qu’il y a déjà eu des manifestations contre les retraites, et qu’avant les Gilets jaunes nous avons vu les Bonnets rouges.

Bien sûr.

Pourtant, ce qui s’est passé au cours des deux dernières années est loin d’être anecdotique. Et la colère qui s’exprime aujourd’hui est devenue si multiforme qu’il ne suffira pas au gouvernement de mettre en scène des reculs de façade pour en venir à bout.

Les Gilets jaunes : lésés. Certes, le gouvernement a suspendu l’augmentation de la taxe carbone et annulé la hausse de la CSG pour les retraités les plus modestes ; mais comment imaginer que le fait de revenir sur une décision injuste qui touchait au porte-monnaie les plus défavorisés puisse être interprété comme une réforme de progrès ? Les retraités : frappés de plein fouet. Repousser la date d’entrée en vigueur du futur régime universel ne peut suffire à en cacher la cruelle réalité : ce système conduira à amplifier à l’âge de la retraite les inégalités qui caractérisent déjà la période d’activité. À l’université, les chercheurs sont extrêmement précarisés ; la loi de programmation pluriannuelle de la recherche que prépare actuellement le gouvernement ne vise qu’à les fragiliser davantage. En privilégiant Darwin plutôt que les Lumières, la ministre de l’Enseignement supérieur fait montre non seulement d’une méconnaissance surprenante de la réalité du métier de chercheur, mais – et c’est plus grave – risque de porter un coup fatal à la qualité de la recherche française. Et c’est sans parler des étudiants, premières victimes de la réduction sans précédent du nombre de postes, eux qui paient déjà le prix de la sélection à l’entrée de l’université.

On en serait presque à se demander si tout n’est pas fait par ce gouvernement pour mettre la France à feu et à sang. Mais à quelle fin ? Au grand bonheur des vrais gagnants des politiques Macron : les 0,01 %.

Soyons précis. L’Institut des politiques publiques (IPP) publie depuis le début du quinquennat des évaluations des effets des différents budgets sur le pouvoir d’achat des ménages. Ces estimations sont imparfaites, mais certaines conclusions ne font aucun doute. Si l’on prend en compte l’ensemble des mesures fiscales et sociales adoptées entre 2017 et 2020, on constate que les 1 % des ménages les plus aisés ont bénéficié d’un gain moyen de près de 5 000 euros par an. Quant aux 0,1 % des ménages les plus aisés, le gain moyen avoisine les 25 000 euros par an, grâce notamment au remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune par l’impôt sur la fortune immobilière et à la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur le capital. Par comparaison, les baisses d’impôt sur le revenu dont ont profité les classes moyennes sont d’environ 1 000 euros par an. Quant aux revenus les plus modestes, ils n’ont bénéficié de rien du tout. Les résultats seraient encore plus spectaculaires si l’on regardait les 0,01 % des ménages les plus aisés (ce que les données disponibles permettent de calculer, mais ce que l’IPP ne publie pas), ou si l’on classait les ménages les plus favorisés en fonction de leur patrimoine et non de leur revenu.

D’où une question : pourquoi mener une politique principalement tournée vers les plus favorisés ? Sachant que dans les urnes ces derniers ne représentent nullement une majorité. Parce que dans les urnes, la démocratie ce n’est pas seulement une personne égale une voix ; les financements privés des campagnes et des partis politiques jouent un rôle croissant dans le fonctionnement du jeu électoral. Or, il est extrêmement instructif de comparer la distribution des gagnants et des perdants en termes de pouvoir d’achat à celle des donateurs. Dans Le Prix de la démocratie, j’ai calculé le nombre de donateurs et le montant moyen des dons aux partis politiques en fonction des revenus en France. Que constate-t-on ? D’une part, que les dons aux partis sont un phénomène de classe : en moyenne, seuls 0,79 % des ménages font chaque année un don (ou versent une cotisation) à un parti politique, alors que c’est le cas de 10 % des contribuables parmi les 0,01 % des Français les plus favorisés. De plus, en bas de la distribution, les donateurs ne contribuent aux partis politiques en moyenne qu’à hauteur de 121 euros par an (pour une raison qu’il ne faut pas oublier : la plupart n’ont tout simplement pas de quoi contribuer davantage !) alors que le don moyen est de 5 245 euros pour les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés, soit 43 fois plus élevé.

De manière importante, ce ne sont pas les classes moyennes qui financent la vie politique en France ; elles contribuent à peine plus que les plus défavorisés. Le montant du don moyen n’est « que » de 210 euros pour le huitième décile de la distribution de revenus, et ce n’est que tout en haut du dernier décile que le montant des dons explose véritablement, en particulier parmi ceux qui ont très largement bénéficié des cadeaux fiscaux d’Emmanuel Macron.

Bien sûr, corrélation ne vaut pas causalité, mais on est néanmoins autorisé à s’interroger sur le fait que ceux qui ont financé En Marche ! – et dont la géographie est également très éclairante, avec une concentration des dons dans les arrondissements de Paris les plus aisés, ainsi qu’à New York, à Londres et à Beyrouth – sont aussi les premiers bénéficiaires des politiques mises en œuvre par le président élu. D’autant que ce à quoi l’on assiste aujourd’hui en France se retrouve de la même façon – à plus ou moins grande échelle en fonction des régulations – en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et bien sûr aux États-Unis.

Ce que je voudrais ne pas avoir à vous dire… Pourtant, si l’on considère le rôle joué par les financements privés, tout s’éclaire. Pourquoi dès lors hésiter ? Parce que s’il est important de formuler la critique, il l’est tout autant de ne pas tomber dans le complotisme. Les pouvoirs obscurs de l’argent… Le complotisme, c’est la facilité de ceux qui veulent ne rien changer. Or, il existe un certain nombre de réformes simples à mettre en œuvre. Et nous devons comme citoyens collectivement convaincre les différents partis de s’engager en ce sens.

Pour commencer, afin que le jeu démocratique ne soit plus capturé par les dons d’une poignée de plus favorisés, il faudrait limiter beaucoup plus fortement qu’aujourd’hui le montant maximal des dons autorisés. Actuellement, en France, le plafond est de 7 500 euros pour les dons aux partis et de 4 600 euros pour les dons aux campagnes. Cela crée une profonde inégalité face au financement de la démocratie, inégalité renforcée par les réductions fiscales dont bénéficient les donateurs les plus favorisés. C’est ainsi qu’un don de 7 500 euros ne coûte que 2 500 euros pour un riche donateur, le reste (5 000 euros) étant pris en charge par le reste des contribuables sous forme de réduction d’impôts. Au total, ces réductions d’impôts concentrées sur les plus riches donateurs coûtent chaque année près de 65 millions d’euros à l’État (soit plusieurs milliers d’euros pour quelques dizaines de milliers de contribuables), c’est-à-dire quasiment autant que les 66 millions d’euros consacrés au financement direct des partis politiques en fonction des résultats aux dernières législatives (soit un euro par Français). Pour mettre fin à cette réalité scandaleuse, je propose de plafonner ces dons à 200 euros (sans réduction d’impôts). 200 euros, c’est une façon d’égaliser la liberté que chaque citoyen peut vouloir exercer de contribuer.

D’autre part, pour que la démocratie ne soit pas capturée par des financements privés, il faut la financer avec de l’argent public. Il est nécessaire et important de le rappeler : la démocratie a un coût. Tout l’enjeu est de savoir qui doit payer pour ce coût. Comme pour les médias, il est important que ce soit l’ensemble des citoyens (abonnés ou contribuables) plutôt que quelques riches dont Marguerite Yourcenar disait dans les Mémoires d’Hadrien que « beaucoup agissent ainsi par intérêt, quelques-uns par vertu, presque tous finalement y gagnent ». J’ai fait une proposition en ce sens dans Le Prix de la démocratie : les « bons pour l’égalité démocratique ». Les bons pour l’égalité démocratique, c’est 7 euros d’argent public donnés chaque année à chaque citoyen qu’il peut allouer au parti ou au mouvement politique de son choix. 7 euros d’argent public alloués chaque année à chaque citoyen indépendamment de ses revenus ou de sa richesse, soit un double avantage : un financement public de la démocratie véritablement égalitaire (une personne = 7 euros = une voix) et dynamisé. Car la vie politique n’est pas figée par intervalles de cinq ans ; chaque jour, de nouvelles forces émergent. Donnons vie démocratiquement à ces idées plutôt que d’en faire des foyers de colère. 

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