Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne). L’exercice avait mal commencé. Il a d’abord fallu arrimer la bêche rotative au tracteur, tout un poème. S’assurer de son positionnement parfaitement vertical, régler la boîte de vitesse sur BL2 – calibre B, vitesse lente. Intégrer en direct les instructions de Jean-Claude, le formateur : « L’embrayage, c’est tout doux ! La roto-bêche est en sol piqué là, faut y aller lentement ! » Accroché au volant mais le buste et la tête tendus vers l’arrière, le jeune homme en parka est concentré, mâchoires crispées. Il n’a pas si mal manœuvré, ce matin : le labour est plutôt homogène.

En ce vendredi froid de février, les quarante stagiaires en maraîchage bio du lycée agricole Bougainville sont répartis en quatre groupes sur les 155 hectares du site de Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne. Avec Jean-Claude, c’est « machinisme agricole et conduite d’engin ». Quelques parcelles plus loin, d’autres stagiaires récoltent les épinards et éclaircissent les courges. Ils les transportent jusqu’au grand hangar où résonne le dernier album de Tryo. Ludovic, emmitouflé dans son chèche et sa capuche noire, les répartit dans des cagettes : d’ici deux heures, des particuliers viendront acheter leur panier, réservé sur Internet. Il faut écarter les légumes abîmés. Des vers sont venus grignoter les « navets boule d’or ».

Ici, les élèves sont des « stagiaires » ou des « apprenants ». Ils dépendent du CFPPA : le Centre de formation professionnelle pour adultes, rattaché au lycée agricole qui, au terme de neuf mois d’apprentissage, délivre le brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole (BPREA). Un graal puisqu’il donne droit aux aides à l’installation, si tant est que son titulaire ait moins de 40 ans. Ce n’est pas la majorité. Beaucoup sont en reconversion. Qu’ils aient été licenciés ou qu’ils aient négocié une rupture conventionnelle avec leur employeur, qu’ils aient pris un congé de transition professionnelle ou une année sabbatique, ils ont choisi de changer de voie. « Certains d’entre eux ont un bac +6 ou 7, occupent des postes à responsabilité avec une situation financière stable », explique le responsable de la formation, Romain de Swarte. « Mais une expression revient souvent pendant les entretiens : ils veulent aller vers un métier qui a du sens. »

Agenouillée pour tirer des betteraves, Véronique surveille l’heure sur sa montre. Aujourd’hui elle passe un examen. Épreuve de comptabilité et gestion d’une entreprise agricole. Mathieu, le prof, lui soumettra un bilan financier qu’il faudra analyser avant de proposer des investissements, embauches ou licenciements possibles. La dimension « management de projet » est très présente pour l’obtention du diplôme. « J’ai travaillé dans une boîte de production pour le cinéma pendant plus de vingt ans », explique Véronique, qui en a 52. « La vie à Paris devenait impossible : trop chère. Trop de travail. J’ai fait un bilan de compétences, du woofing [pratique qui consiste à travailler dans une ferme bio en échange du gîte et du couvert], des petits stages ici et là sur mes week-ends et mes vacances. J’ai finalement négocié une rupture conventionnelle avec mon employeur et me voici. » Sébastien, lui, était « responsable d’une équipe de service après-vente dans une entreprise qui produit des scanners à rayons X pour les aéroports ». « Je faisais la course au rendement derrière un bureau, explique-t-il. Moi aussi j’ai opté pour une rupture conventionnelle, et mon placard est débarrassé de toutes les chemises que j’ai été obligé de porter pendant vingt ans. » À ses côtés, Julien est dans une situation un peu différente. Conseiller dans une banque, il a pris un congé individuel de formation. Sa DRH doit l’appeler dans un mois pour savoir s’il a pris sa décision : démissionner ou pas. « 40 ans, c’est un peu l’âge où on se demande si on est bien à sa place, où on s’aperçoit qu’on nous a obligés à faire des choix dès l’âge de 15 ans. J’ai envie de devenir un acteur du monde, pas de mettre des "likes" sur les réseaux sociaux. Cette formation, elle correspond à mes aspirations politiques. Et c’est un bon moyen de rencontrer des professionnels et de faire du réseau. » Aucun des trois stagiaires n’a encore de plan déterminé ne serait-ce que pour financer une éventuelle installation. Et pour s’établir où ? Peut-être en Anjou, pour Sébastien. Véronique rêve du Pays basque mais elle sait que les prix du foncier là-bas lui sont inaccessibles. Le rêve est encore flou.

Derrière l’étable où ruminent une soixantaine de charolaises, Christian est seul, les mains pleines de cambouis. Il vient d’atteler à un tracteur la machine qui servira à répandre l’engrais. Le jeune homme de 27 ans au visage fin est dans son élément : avant, il travaillait dans un garage, tout en se sachant destiné à « faire de l’agricole ». Il raconte cela comme un agriculteur chevronné le ferait, en combinaison et bottes crottées, le bras gauche tendu contre une barrière, le bras droit sur la hanche, les jambes croisées. Attitude aujourd’hui évidente du jeune homme qui ne connaissait rien au monde agricole, une mère infirmière et un père commercial, et s’est renseigné auprès de la chambre d’agriculture de l’Essonne qui l’a dirigé jusqu’ici. « Je vais faire du porcin en plein air, en circuit court. Je produirai mon propre fumier, je transformerai la viande dans la ferme pour la vendre sur place. Mais il faut d’abord que je trouve une très grande surface. Je cherche 100 à 150 hectares dans le Nord-Essonne. Pas facile à dénicher. »

En Île-de-France, il est plus simple de trouver de petites parcelles car les grandes, souvent en cultures céréalières, se transmettent au sein des familles, ou aux voisins. Mais Christian sait que beaucoup d’anciens vont céder leurs fermes dans les années à venir, et que les sites de petites annonces proposent quelques offres de fermes à reprendre. Il veille. Son projet est tout tracé. Tout comme celui de Mohammed. Une association cultuelle qui possède un terrain de 32 hectares de l’autre côté de la nationale, à Grisy-Suisnes, et voudrait « allier spiritualité et écologie », l’a désigné comme « porteur de projet dans le maraîchage ». « J’aurai bientôt un bail locatif sur deux hectares. L’idée est d’accueillir les gens de la commune et de créer du lien avec la communauté. » Mohammed explique qu’il est un ancien décrocheur scolaire et qu’il a pour l’instant enchaîné les boulots en intérim dans la logistique et le bâtiment. « J’aspire à une vie simple », dit-il.

Romain de Swarte le responsable de la formation les a tous prévenus dès l’examen d’entrée : il faut se préparer à des années difficiles. « Je reçois des gens qui ont parfois monté un dossier en une semaine après avoir regardé sur YouTube des vidéos d’« influenceurs » en agriculture. Des messages où on parle de travailler 35 heures par semaine sur 2 000 mètres carrés et gagner 2 000 euros par mois. La réalité, c’est plutôt 70 heures pour un smic. Ces vidéos suscitent des vocations mais vendent du rêve. » Il s’autorise d’ailleurs ce conseil en début d’année : « Je leur dis d’impliquer leur famille dans leur démarche, d’emmener leur conjoint ou conjointe et leurs enfants avec eux quand ils vont voir des agriculteurs. J’ai récupéré trop de gens dans des états pas possibles, qui divorcent avant la fin de la formation, ou après… »

Parmi les anciens élèves, certains choisissent de garder leur appartement en ville et de travailler sur une exploitation en périurbain. Mais cela n’empêche en rien les longues semaines de travail et l’impossibilité de vacances en famille, l’été. D’ailleurs, il est très rare que les stagiaires s’installent dès leur sortie. Ils commencent par un ou deux ans de salariat, mais encore faut-il trouver un poste. Des structures appelées « espaces-tests agricoles », qui existent depuis une dizaine d’années sur le modèle des pépinières d’entreprises, permettent aussi de bénéficier d’un outil de production et d’un accompagnement technique pour se faire la main sur une parcelle, tout en étant conseillé et suivi pour la recherche d’un terrain. C’est un statut de semi-salarié, qui ouvre des droits au chômage. « Mais il faut faire attention à conserver ses économies pendant la couvée », prévient Marie, diplômée de la formation l’année dernière et aujourd’hui employée dans l’exploitation agricole du lycée. « Sinon, il sera impossible d’aller au bout d’un projet d’installation. Cela arrive souvent. »

Une autre option, étudiée notamment par Véronique et Julien, est de conserver une activité dans son métier d’origine, en indépendant ou à mi-temps. Pour assurer le coup. Pendant qu’ils partagent leurs réflexions, au loin Jean-Claude continue à guider le tracteur de plus en plus hésitant dans la terre grasse et gorgée de pluie. « Dis donc, embrayer ça veut dire enlever le pied de l’embrayage ! » tonne-t-il avec bienveillance et un accent du Sud-Ouest. Lui-même exploitant agricole en Dordogne, il retire son béret pour ajouter, plus bas : « La terre, nous l’aimons à la bouffer ! Celui qui ne l’aime pas à ce point, ce n’est pas la peine. Ce sera trop dur. » 

 

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