« Si on avait dû acheter les terres, on n’aurait pas pu s’installer. » Téo de Micheaux est catégorique. Son associé et lui ont déjà déboursé 150 000 euros pour monter leur activité d’élevage de porcs et de production de fromage de chèvre. « S’il avait fallu payer aussi les 400 000 euros de foncier, notre projet n’était pas viable, assure-t-il. Pourtant, sans nous, ces parcelles seraient allées agrandir les fermes voisines, en maïs et en céréales, et aucune famille ne s’y serait installée. »

Pour les jeunes agriculteurs qui se lancent « hors cadre familial » (HCF), accéder au foncier relève du parcours du combattant. Premier défi : savoir qu’une terre se libère. Lorsqu’un agriculteur part à la retraite, les premiers informés sont ses voisins ou les membres de sa famille. Vient ensuite la question du prix. En moyenne nationale, un hectare s’achète 6 000 euros, toutes cultures confondues. « Mais certaines zones viticoles ou céréalières, comme la Beauce, sont totalement inaccessibles, tout comme certaines régions du Bassin parisien », expose Éric Charbonnier, du réseau de l’association de développement agricole Trame. Dans le nord de l’Essonne, une parcelle de 3 hectares, apte au maraîchage, a récemment été mise en vente à 40 000 euros l’hectare.

Les cerbères du monde agricole

« En dehors de ces cas spécifiques, de plus en plus d’outils permettent un accès progressif au foncier », nuance Éric Charbonnier. Les SAFER, tout d’abord, commencent à élargir leurs critères d’attribution. Lorsqu’un propriétaire ne trouve pas de repreneur, ce sont ces sociétés, délégataires de service public, qui se chargent de sélectionner les candidats. Des intermédiaires longtemps vus comme les cerbères du monde agricole, barrant l’accès à la terre pour tout projet sortant de l’ordinaire.

Le président de la fédération nationale des SAFER, Emmanuel Hyest, le reconnaît à demi-mot : « Je ne vais pas vous dire qu’un projet innovant et inconnu, il y a dix ans, était applaudi des deux mains. Il y avait un peu de préjugés, et aussi des projets farfelus. Mais c’est en partie lié à la société : à une époque, plus personne ne voulait aller acheter dans les fermes, par exemple. Les projets en circuit court risquaient de s’écrouler. » Aujourd’hui, assure-t-il, les SAFER donnent toujours la priorité à « l’installation d’un jeune agriculteur, surtout s’il n’a pas d’attache agricole » et s’il s’installe en bio.

Moins de méfiance envers les « étrangers »

Sur le papier, donc, l’accès au graal semble facilité. Certaines SAFER suivent des candidats dans leurs projets de plantes à parfum, de plantation de cresson ou d’élevage d’escargots. Elles peuvent aussi faire appel à des apporteurs de capitaux, qui achètent les terres et les louent à un exploitant, ou mettre en place du portage, avec des collectivités locales et des banques, pour que l’agriculteur puisse louer les parcelles quelques années, avant de les racheter.

Quant aux vieux agriculteurs, ils se méfient moins qu’avant de ces « étrangers » qui ne sont pas issus du monde agricole. Les exemples de réussite des « HCF » crédibilisent les entrepreneurs sans pedigree agricole. Surtout qu’ils bénéficient d’un accompagnement approfondi, via les chambres d’agriculture ou les ADEAR, proches de la Confédération paysanne.

Seulement voilà : les SAFER sont des instances locales, composées de propriétaires, de représentants des syndicats agricoles ou encore de notaires. « Comme toute organisation professionnelle, tout dépend des élus qui y siègent, estime Éric Charbonnier. Dans l’Ouest ou en Rhône-Alpes, elles sont plus ouvertes aux besoins de la société. Ailleurs, il peut y avoir des alliances pour favoriser les installations traditionnelles. La propension à l’agrandissement reste une tendance lourde. »

Un rapport du ministère de l’Agriculture sur le foncier agricole en date d’avril 2017 confirme ce reproche, avec un exemple : « En Charente-Maritime, le tiers des agrandissements soumis à autorisation n’ont pas fait l’objet d’une demande. » Et la taille des exploitations françaises ne cesse d’augmenter : 63 hectares en moyenne en 2016, soit 12 % de plus qu’en 2010, selon l’enquête sur la structure des exploitations agricoles publiée en juin 2018 par les services statistiques du ministère (Agreste).

L’épargne citoyenne « sauve » des terres

Le risque : voir se développer des fermes immenses, ultramécanisées... et vides d’hommes. C’est pour contrer cette tendance qu’est née la foncière Terre de liens. Elle propose, en mobilisant l’épargne citoyenne, de « faire pousser des fermes bio ». Des investisseurs confient leur argent à l’organisation, qui se charge d’acheter des exploitations et d’y installer des agriculteurs bio en location, comme Téo et son associé, les jeunes éleveurs de l’Ain. Dans leur cas, le propriétaire sortant refusait que ses terres aillent agrandir les fermes environnantes.

« En général, lorsque 100 hectares se libèrent, le voisin qui possède déjà 300 hectares les achète pour y pratiquer une grande culture conventionnelle, qui épuise les sols, avec des paysages plats et sans biodiversité… Un modèle à bout de souffle », estime Loïc Wincent, chargé de l’installation chez Terre de liens Île-de-France. À rebours de l’accaparement privé, l’association voit la terre comme un bien commun, au même titre que l’air ou l’eau. « La foncière permet aux citoyens d’en devenir actionnaires et de favoriser une agriculture biologique et paysanne, qui fait vivre plus de monde sur moins de surface », poursuit-il.

Téo de Micheaux et son associé sont donc devenus locataires de Terre de liens, à un prix fixé par arrêté préfectoral – moins de 6 000 euros par an pour les terres et les bâtiments. Rien à voir avec la dette qu’ils se seraient imposée en achetant le foncier. « On se sent soutenus par la société, ça nous motive encore plus à faire de bons produits », apprécie l’éleveur.

Les épargnants, eux, ne touchent pas d’intérêts, mais reçoivent des nouvelles des terres qu’ils ont contribué à « sauver », selon l’expression militante. « On les sauve car Terre de liens achète pour ne jamais revendre, précise Loïc Wincent. Même une exploitation à Cergy, aux portes de Paris, dans une zone de forte pression urbaine, ne deviendra jamais un centre commercial ni un lotissement. »

Depuis sa création, en 2003, l’organisation a aidé à créer 207 fermes, et à préserver 5 500 hectares de terres. Une goutte d’eau contre l’artificialisation des sols. Chaque semaine, en France, le béton ou le bitume engloutissent 1 300 hectares d’espaces agricoles et naturels.

Le rôle des collectivités locales

 Les collectivités locales, elles aussi, se lancent dans la bataille de l’accès au foncier. Une ferme sans repreneur, des parcelles « abandonnées » à la faveur de la création d’une zone d’activités… Si la volonté politique est au rendez-vous, ces terres peuvent échoir à de jeunes exploitants. La commune de Magny-les-Hameaux, dans les Yvelines, a ainsi confié 15 hectares de terrain inutilisé à des maraîchers.

Yannick Srodawa, lui, est devenu éleveur de porcs et fructiculteur grâce à la volonté d’une communauté de communes, dans l’Orne. « Il y avait ces 14 hectares, coincés entre une usine de sièges automobiles et une fabrique de cotons-tiges. Quelques militants de l’agglo se sont mis en tête d’y installer des agriculteurs. » Locataires pour l’instant, Yannick et ses trois associés devraient bientôt racheter les terres en location-vente, via un prêt à taux zéro de la collectivité locale. « On a trop d’exemples de mecs, à 35 ans, qui ont un million de dettes, avec un taux de suicide énorme. On veut prouver qu’il est possible de devenir paysan sans s’endetter », expose l’agriculteur.

Dans le Béarn, c’est carrément une start-up qui s’est créée pour faciliter l’installation de maraîchers bio « On se dit qu’on peut massifier les installations en proposant quelque chose de standardisé », expose Pierre Pezziardi, l’un des fondateurs de La Ceinture verte. Avec le soutien des élus locaux, l’entreprise lève des fonds pour acheter des parcelles en bordure de Pau ou de Valence. Elle compte ensuite les équiper de serres et d’un système d’irrigation, puis y installer des maraîchers bio, clé en main. « Ils reçoivent 2 hectares chacun et n’ont plus qu’à travailler la terre, jubile l’entrepreneur. Pour l’écoulement des produits, il suffit de claquer des doigts ; toutes les villes sont en demande d’une alimentation bio et locale. »

Les premières terres sont encore en cours d’acquisition, mais le patron assure pouvoir installer « cinq maraîchers cette année, puis passer à vingt par an partout où les politiques locaux auront la volonté de relocaliser l’agriculture nourricière ».

Combler une faille de la loi foncière

La question des terres agricoles agite aussi l’Assemblée nationale : de nombreux acteurs bataillent pour combler une faille importante de la loi foncière. Lorsqu’un agriculteur veut se séparer de ses parcelles, il suffit qu’il cède des parts de sa société foncière à un investisseur pour que l’opération échappe au contrôle de la SAFER. C’est ainsi que quelques acteurs chinois, mais surtout beaucoup de Français, ont pu acquérir des centaines d’hectares. « Si rien n’est fait, ce sera la fin de notre modèle d’agriculture familiale, prévient Emmanuel Hyest, de la fédération nationale des SAFER. Au lieu de jeunes qui s’installent, nous aurons des multinationales de l’agroalimentaire ou de la grande distribution qui feront travailler des salariés. » Annoncée depuis au moins 2014, la réforme du foncier agricole est toujours en friche. 

 

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