La génération Z, comme toute génération, est un mythe. « Z » est une construction marketing promettant aux marques l’anticipation des usages et consommations d’une jeunesse qui n’a rien d’autre en commun qu’une décade. Et peut-être, aussi, d’être la première lignée à grandir dans un paradigme où le virtuel n’est pas l’envers du réel, mais sa continuité. Le parangon de ce nouveau monde ? Lil Nas X, à peine la vingtaine, inconnu l’an passé et star des Grammy Awards cette année. Son tube Old Town Road s’est construit via la viralité d’un challenge TikTok plutôt que le soutien d’un label, et via l’affirmation d’une esthétique à la fois rap, country et queer, d’ailleurs inclassable pour l’estimé magazine Billboard. Nœud gordien tranché aisément : il se maintiendra dix-neuf semaines au sommet du classement global. D’où la fascination des firmes pour cette cohorte pressée, portée par la capacité d’amplification des réseaux sociaux et du 2.0 – le Web participatif – qui permet à celle-ci de s’affranchir des légitimations traditionnelles et de disposer ainsi d’une influence sans précédent sur la culture globale. Consommateurs, producteurs et prescripteurs des images qui façonnent les imaginaires globaux, les Z se font confirmation en acte que la révolution numérique n’est pas tant une révolution technologique qu’une rupture d’épistémè : la naissance d’un nouvel ordre culturel.

La décennie passée a été marquée par l’émergence de la figure de l’influenceur, avatar presque célèbre d’une existence faite de clichés paradisiaques et de foodporn [une pratique qui consiste à photographier ses plats de manière alléchante pour les diffuser en ligne], portée par l’avènement d’Instagram comme référentiel d’une apparente monoculture globale. Pourtant, les plus jeunes utilisateurs ont rapidement préféré Snapchat et son intime fugacité, inventé les Finstagram, une utilisation privée et sans filtre de la plateforme à rebours des usages. Ils se sont épanchés, comme leur idole Billie Eilish, à peine majeure, sur leurs peines intimes allant de la dépression à l’échec amoureux.

Bien qu’il soit tentant de projeter sur les Z le fantasme d’une sociabilité fragmentée par les interfaces numériques, il serait un raccourci trop confortable de penser cette virtualité comme isolement. Nombre d’observateurs du post-Internet ont mis au jour les communautés virtuelles que fédérait, aux quatre coins du globe, une passion commune permettant à des Z isolés de joindre des pairs et, par le collectif, de se retrouver à soi. Ou encore ces bandes d’adolescents se rassemblant un après-midi entier dans un parc pour confectionner une chorégraphie TikTok d’une petite trentaine de secondes, pied de nez champêtre aux exégètes de la solitude confinée promise aux digital natives. Illustration sur la scène des Grammies lorsque Lil Nas X rejoue Old Town Road dans une scénographie « méta », compréhensible d’abord par la communauté de ses fans, auxquels il offre jusqu’au design de sa pochette d’album.

De Lil Nas X à Billie Eilish, des séries Sex Education à Euphoria, évolutions estampillées Netflix et HBO du teen movie bas de plafond des années 1990, les marqueurs culturels portés par ceux qu’on nomme Z cherchent avant tout à s’affranchir de toute norme ou catégorie, qu’elle soit musicale, sexuelle, visuelle. L’avènement du 2.0 non plus tant comme scène globale qu’archipel infini de microcommunautés permet l’expression d’un soi multiple et jamais contradictoire. L’entrée de la communauté ne se faisant pas sur la base d’un attribut quelconque, mais par la maîtrise des références permettant de comprendre les mèmes et codes en vigueur, remix et croisements de culture mainstream et d’autoréférence potache : essayez donc de démêler un seul message du groupe Facebook nommé « Neurchi de trébuchets » !

Paradoxe supplémentaire : cette apparente plasticité sociale se pratique dans l’acceptation relative d’une homogénéisation des interfaces digitales. Là où une génération ayant grandi avec le 1.0, à l’image des artistes du Net Art, pensait Internet comme un espace expérimental et libre par essence, les Z semblent aujourd’hui s’accommoder de cet usage standardisé, porté par la prédominance des GAFA qui concentrent une part de plus en plus importante de la navigation en ligne.

Le drame de la génération Z se situe certainement dans cette propension même à vouloir la cerner. Fantasme publicitaire, le Z est avant tout une jeune personne, de 24 ans tout au plus, encore en construction. Mais sa capacité à se connecter en direct avec ceux de son âge qui partagent les mêmes aspirations semble opérer au sein de cette génération un hic et nunc puissant, le besoin d’avènement d’un monde écologique et post-identitaire. C’est le paradoxe d’une génération qui réclame une utopie post-identité tout en étant constamment renvoyée à ses marqueurs identitaires, de même qu’elle s’accommode des interfaces formatées pour faire advenir des formes neuves. 

 

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