Que recouvre le terme de bioéthique ?

Jean-François Delfraissy : La science avance à grands pas, mais jusqu’à quel point peut-on accepter ces avancées, et au nom de quoi ? Là commence la réflexion bioéthique. Il ne s’agit pas ici seulement de morale, mais aussi d’essayer de construire un cadre commun en intégrant ou non les progrès scientifiques. Le concept de la bioéthique moderne s’est forgé avec le deuxième procès de Nuremberg (décembre 1946- août 1947) qui traite des expériences menées par des médecins nazis dans les camps. Il établissait deux constats : les expérimentations sur l’homme avaient été réalisées dans des conditions inacceptables. Et elles avaient été menées par des grands patrons de la médecine allemande, sans faire avancer la science. Preuve que personne ne peut se passer d’un cadre éthique. La communauté internationale s’est alors donné les bases d’une réflexion sur la science, tout ce qu’elle produit n’étant pas forcément acceptable.

Frédéric Worms : Il existe d’abord une éthique pour normer les pratiques des sciences du vivant, qui relève de la morale la plus générale et du droit le plus simple. L’absence de consentement, la torture, tout cela rappelle que la médecine ressortit à des règles juridiques, éthiques, politiques. Ensuite, il y a l’éthique médicale, fondée sur le soin et la réponse à des maux humains. Mais le véritable problème bioéthique surgit avec cette troisième dimension : il y a une morale et des principes universels qui motivent surtout des refus. Ainsi, vous ne vous servirez pas d’un être humain comme moyen. C’est ce que veut dire le respect de la personne. Au-delà de ces principes communs, l’éthique comporte aussi des choix fondamentaux sur le sens de la vie. Or, il en existe plusieurs qui sont légitimes et qui coexistent dans une société pluraliste. Et il y a des questions issues des sciences du vivant, qui mettent en conflit ces éthiques, pourtant toutes valables. La bioéthique n’est donc pas seulement une morale. C’est aussi une manière de faire coexister ces positions éthiques et de nous forcer à les expliciter. S’il n’y avait pas la PMA comme technique, on ne se poserait pas la question de la place du donneur dans les relations humaines.

JFD : Il y a d’une part les avancées scientifiques et nos questionnements éthiques sur leurs applications. En parallèle, il existe des évolutions sociétales. La société française d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a cinquante ans. L’acceptabilité de certaines avancées techniques change. Une éthique qui évoluerait sans tenir compte de ce que pense la société ne serait pas raisonnable.

Quelles sont les valeurs de la bioéthique ?

FW : Le Comité d’éthique réfléchit sur des repères communs. Mais énoncer des repères ne règle pas tout. Ainsi la dignité. Son interprétation peut varier. Pour certains, c’est la liberté individuelle qui la fonde. Notamment pour aborder la fin de vie. Pour d’autres, la dignité repose sur la vie avec un grand V, qui passe avant tout. Il faut énoncer les valeurs et montrer qu’elles peuvent être conflictuelles. Il y a des valeurs de fond, d’autres de méthode. De fond : ce sont la dignité, l’égalité, l’équité, la solidarité, le respect des plus faibles, la non-marchandisation du corps. Puis les valeurs de procédure comme le respect de la position de l’autre, la construction du consensus, la définition des limites communes.

JFD : Ces valeurs rencontrent de nouveaux défis. Prenons la non-marchandisation du corps. C’est une base très solide dans la vision de la bioéthique française, au fondement des dons d’organe, de sang ou de gamètes. Mais elle peut être mise à l’épreuve.

Comment ?

JFD : Avec l’arrivée des nouvelles technologies du vivant qui nous permettent d’entrer au cœur des cellules, d’ajouter ou de retirer un bout d’ADN, ou encore l’existence de mégabases de données de santé, on peut se poser la question de savoir où s’arrête le corps. Pour un don de rein ou de cœur, c’est clair. Mais quand on manipule l’ADN, s’agit-il du corps ? Et si on associe des données sociétales à des données génomiques, on pousse encore plus loin la notion de corps humain ? Ces nouvelles questions bioéthiques nous sont posées.

Pourquoi parle-t-on d’une spécificité française en matière de bioéthique ?

JFD : La France a créé en 1983 le premier Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Cet outil a été voulu par le président François Mitterrand après la naissance en France du premier bébé par fécondation in vitro, Amandine. Le politique a pris conscience qu’était dorénavant bousculé tout le champ de la procréation. La création d’un comité d’éthique avait pour but de ne pas laisser ces questions entre les seules mains des médecins et des chercheurs, et d’ouvrir la réflexion à d’autres disciplines, avec des philosophes, des juristes, des membres des grands corps de l’État. C’est une structure consultative sans pouvoir décisionnel, mais qui peut s’autosaisir de sujets de réflexion, d’où sa force. Le CCNE émet des avis que les politiques suivent ou non. Il n’a pas à les faire respecter. Mais comment ne pas s’en inspirer face à une telle richesse et cette indépendance de réflexion ? L’autre singularité française, c’est la loi de bioéthique. Seule la France a choisi d’avoir un rendez-vous législatif tous les sept ans – bientôt tous les cinq ans – qui se penche sur l’ensemble des thématiques en jeu. Ce rendez-vous régulier permet la construction d’un dialogue inédit entre les politiques, les experts et les citoyens. Ce triangle de démocratie sanitaire est essentiel.

Frédéric Worms, dans votre livre Pour un humanisme vital, vous dites que l’humanité vit un moment dangereux pour le vivant. Pourquoi ?

FW : On pourrait croire que les sciences du vivant ne concernent que les questions de vie ou de mort de nos corps. Mais elles font bouger d’autres dimensions : la représentation de l’humain, les questions de justice fondamentale, l’accès aux soins, l’équité. Ces dimensions, selon moi, sont tout aussi fondamentales que les autres. Il n’y a pas le vital d’un côté, auquel on sacrifierait tout, et le reste. On doit considérer la justice comme aussi cruciale que la survie. Je ne suis pas prêt à survivre à n’importe quel prix, à accepter qu’on me sauve en volant un organe à un condamné à mort. Les questions qui surgissent du vivant vont des atteintes à nos cerveaux ou au climat jusqu’à la paix. On doit savoir ce qui peut détruire nos corps, mais aussi nos sociétés. On a donc besoin de différentes disciplines. D’un côté, les enjeux bioéthiques touchent à toutes les questions de justice. D’un autre, la santé est un prisme global. Tout revient à la santé. Prenez le numérique. Les données de santé permettent d’améliorer des traitements mais aussi d’introduire de l’abus dans la médecine.

Comment les citoyens sont-ils associés à ces réflexions ?

JFD : C’est du work in progress. On peut se demander si, sur des sujets si difficiles, il n’est pas naïf de solliciter l’avis des citoyens. Je ne le crois pas. Il faut créer les conditions du débat public en donnant aux citoyens toute l’information nécessaire et en permettant le dialogue avec les scientifiques. Il est temps d’entrer de plain-pied dans la démocratie participative, domaine où la France innove en testant plusieurs modèles. La santé est un des thèmes les plus forts pour débattre, car chacun est concerné. La question se pose au CCNE : doit-on créer un comité citoyen ? quel serait son rôle ? faut-il mobiliser des lycéens ou des étudiants autour de nos réflexions ? Les réponses ne sont pas unanimes en notre sein. Certains craignent qu’on bâtisse une pseudo-démocratie.

Comment qualifier les controverses sur l’humain ?

FW : Les controverses sont complexes et variées, certaines peuvent être manipulées. Il faut examiner la limite du vivant mais aussi la limite de la controverse sur le vivant. Il existe des transgressions du débat qu’il faut empêcher. On doit limiter ce que certains veulent faire avec les techniques biologiques. Mais d’un autre côté, il y a un usage du soupçon ou de l’insulte qui empêche aussi le débat. Personne ne conteste qu’il y a des défis sur l’image de l’humain, des risques et des violations. Mais il y a aussi des positions raisonnables des deux côtés dans les principaux débats de société. La bioéthique est un défi pour la démocratie. Le fait qu’elle soit capable, même imparfaitement, de traiter des sujets aussi brûlants prouve que la démocratie est le seul régime capable d’abriter ces débats.

Quelles sont les controverses actuelles de la bioéthique ?

JFD : Tout ce qui touche au début de la vie et à l’utilisation des nouvelles techniques de procréation, à l’utilisation ou à la modification de l’embryon et des gamètes est un sujet de controverse. De nouvelles techniques permettent d’exciser un gène muté dont on peut penser qu’il est associé à une maladie. Si on excise le gène dans les premiers jours de l’embryon, puis qu’on réinjecte cet embryon modifié chez la femme, cela peut être perçu comme une approche innovante de la médecine ou, au contraire, comme une évolution vers l’eugénisme. Autre exemple, celui des cellules souches auxquelles on peut assigner des signaux. Elles sont capables de se transformer en cellules de hanche et on pourrait ainsi éviter la pose d’une prothèse de hanche. C’est la médecine du futur. Mais on pourrait aussi faire d’une cellule souche un gamète mâle ou femelle. Il sera donc techniquement possible de créer un embryon de novo en dehors de tout acte sexuel. On voit là comment améliorer la santé (c’est un progrès), mais aussi comment déstructurer la conception et, plus largement, le vivant. Autre sujet de controverse : certains pensent que la médecine doit se concentrer sur le traitement ou la prévention des pathologies et prendre en charge la souffrance. Avec la PMA ouverte à toutes les femmes, n’est-on pas en train de demander à la médecine de traiter un désir, de remplir une fonction qui n’est pas celle de la médecine ?

FW : Il existe deux grands types de controverses. Certaines naissent de sujets très investis par les humains : la sexualité, la procréation, la mort, mais aussi l’identité – le cerveau, la mémoire, le visage, les gènes. Puis celles qui portent sur les techniques du vivant, sur l’image de l’humain. Une des grandes questions, dans ce domaine, c’est : la médecine va-t-elle permettre une amélioration de nos vies ou bien leur contrôle avec le fantasme du transhumanisme, le contrôle de nos cerveaux, de nos pensées, de nos corps ? Aura-t-on des puces partout ? La biotechnologie fait peur, ce sont les ambivalences de la technique. Le pharmakon – à la fois poison et potion en grec – a toujours existé. Il est porté à un degré radical. Ce sont des controverses puissantes, qui suscitent des angoisses ou des désirs. Quand on croise les deux sur un enjeu biologique surinvesti, c’est explosif mais nous avons justement les ressources pour y répondre. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & IMAN AHMED

 

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