Le monde contemporain est marqué par les défis du vivant. Le développement des biotechnologies implique des disruptions tout à fait inédites dans l’origine, dans la procréation, le genre et la filiation, voire dans la possibilité de prédire le destin d’un être humain. Un monde inconnu est en train d’apparaître. On ne sait pas encore ce qu’il est vraiment. Les différences entre les sexes et les générations sont remises en question. Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce qu’un homme, ou une femme ? Tous les repères, les socles anthropologiques se fissurent. Les biocatastrophistes affirment que tout se perd. Des tensions extraordinaires émergent en lien avec les possibilités des biotechnologies. Comment émergent ces controverses du vivant ? S’agit-il de crises symboliques ou de difficultés induites par le fait que le monde change plus vite que notre capacité à le suivre. Le temps de la science, des technologies possibles, avance plus rapidement que le temps des représentations. Ce qui se présente va plus vite que ce qui se représente.

Prenons l’exemple du don de sperme ou d’ovocytes, sujet à controverse : il a bouleversé nos repères symboliques. Alors que le père avait toujours été considéré comme incertain, la mère le devient à son tour sous l’effet des biotechnologies. Qui est-elle ? Est-ce celle qui donne l’ovule (don de gamète) ou celle qui donne le ventre (gestation pour autrui) ? Celle qui désire l’enfant ou celle qui lui donne naissance ?

Dans notre imaginaire commun, fondé sur les mythes et les religions, les filiations vont déjà pourtant au-delà du biologique : Marie reste vierge tout en donnant naissance à Jésus ; sa propre mère, sainte Anne, était stérile ; et Élisabeth est une femme âgée lorsqu’elle donne naissance à Jean le Baptiste. Dans La Divine Comédie, Dante écrit quant à lui « Ô Vierge Mère, fille de ton Fils » (Le Paradis, chant XXXIII), une équation encore tout à fait impossible sur le plan biologique ! On peut aussi faire référence à La Légende dorée de Jacques de Voragine, un archevêque du XIIIe siècle, où il est dit que Dieu peut créer l’homme de quatre façons : sans l’homme ni la femme, comme il le fit pour Adam ; par l’homme, sans la femme, comme il le fit pour Ève ; par la femme, sans l’homme, comme lors de l’Annonciation ; par l’homme et par la femme, selon la manière commune. Globalement, dans l’arrière-fond de nos représentations et de nos repères symboliques, il existe des solutions beaucoup plus inédites que ce que permet la biotechnologie aujourd’hui ! Alors pourquoi de telles controverses ?

Si la question éthique est aujourd’hui posée, c’est aussi à la suite des développements de la génomique. Son utilisation à des fins récréatives, pour chercher son origine par le biais de kits commercialisés, permet des recoupements pouvant mener aux donneurs de gamètes, quoi qu’en disent les lois bioéthiques. C’est notamment l’histoire d’Arthur Kermalvezen, ce partisan de la levée de l’anonymat, qui a retrouvé son géniteur par ce biais. À l’ère de la génomique, le don de sperme est devenu plus clairement un don de filiation. Pourtant, rien de plus impersonnel qu’un gamète ! L’origine tant revendiquée ne se loge-t-elle pas d’abord dans le désir de ceux qui ont désiré l’enfant, dans une histoire intime, plutôt que dans une cellule reproductrice ? L’origine ne peut pas être réduite à un spermatozoïde ou à un ovocyte. Même si certains persistent à parler de « père biologique » pour se référer à un donneur de sperme.

Au cœur des controverses du vivant réside donc bien la question du langage. Les biotechnologies impliquent des disjonctions concrètes entre origine, sexualité, procréation, gestation, naissance et généalogie, qui se jouent aussi au niveau des mots. Le monde imaginaire et symbolique de l’origine est différent du monde imaginaire et symbolique de la sexualité, qui est différent de celui des procréations, de la grossesse, de la naissance ou de la filiation. Les biotechnologies disjoignent origine et généalogie à travers les dons – sexualité et procréation avec la FIV, procréation et gestation avec la GPA. Si gestation et naissance ne sont pas encore divisibles, on pourrait envisager de terminer des grossesses dans des utérus artificiels. C’est un paradoxe : les technologies nous montrent ce que nous n’arrivons pas à nous représenter. Elles mettent en lumière ce que j’appelle des « points de butée » : un achoppement sur ce que l’on échoue à se représenter. Dans le cas, par exemple, d’un don de sperme couplé à un don d’ovules et à une gestation pour autrui, on observe une disjonction totale où les parents d’intention ne peuvent participer à aucune étape de la procréation ou de la gestation. À quel vocabulaire se référer ? Quel imaginaire solliciter ?

Les débats sur la procréation pour tous, la conservation des gamètes, la procréation posthume, le diagnostic préconceptionnel, l’intervention sur le génome, mais aussi sur les changements de genre ou sur la fin de vie, le suicide assisté, l’euthanasie, la mort de la mort, révèlent tous, par les difficultés qu’ils soulèvent, l’impossible lien entre le vivant et le langage.

De même, les personnes intersexes sur lesquelles le CCNE s’est récemment prononcé, interrogent la correspondance entre le biologique et le langagier. On a d’abord parlé d’« hermaphrodites », puis de « pseudo-hermaphrodites », de « trouble du développement sexuel » et de « variation de la différence sexuelle ». Chaque terme utilisé peut déclencher des réactions intenses, voire être porteur d’une certaine violence. Un trouble relève de la pathologie, tandis qu’une variation met d’abord en jeu la différence sans préjuger d’une anormalité, comme en écho d’une variation musicale. D’un côté la logique de l’attribut, qui définit des classes (masculin-féminin), et de l’autre une logique de la différence individuelle, qui fait le propre de chaque sujet. On touche ici à une contradiction inhérente à la notion d’identité. L’identité est à la fois ce qui assimile à un ensemble – faire partie du peuple français, du genre féminin –, mais c’est aussi ce qui différencie – je suis unique, différent, irremplaçable –, c’est-à-dire la singularité. Cette contradiction est extraordinairement mise en crise par la problématique d’intersexuation. Les intersexes peuvent vivre comme une violence que l’on veuille les assimiler à une identité plutôt que de respecter leur irréductible singularité. « Intersexe », cela dit « ni l’un ni l’autre » ou « entre les deux » ou « et l’un et l’autre ». Mais cela peut aussi vouloir dire « différent » : laisser la place dans la société à la possibilité de la différence. Qui peut décider ? L’expert ou le sujet ? Les personnes intersexes revendiquent le droit à l’autodétermination, rejoignant le monde de ceux qui luttent pour que leurs identités de même que leurs désirs puissent être reconnus comme des droits. Connectant l’intime au politique, ils déclenchent du même coup des passions collectives.

Les tensions suscitées par les défis du vivant impliquent d’un côté des dimensions irreprésentables, de l’autre un excès de représentations. Au cœur de ces tensions se trouve un impensable, un trou dans les représentations, un point de butée, une angoisse, à la base des questions posées aux comités d’éthique, qui deviennent des observatoires de la perplexité contemporaine. Ces lieux ont pour mission de remettre en lien le vivant avec le langage, de remettre en jeu des représentations, au-delà de toute pente biocatastrophiste ou technoprophétiste.

La tentation peut survenir de boucher le point de butée par un avis. Il me semble pourtant que face aux défis du vivant, la voie à suivre serait plutôt celle de prendre le temps d’expliciter la difficulté, le pourquoi de la butée. Prendre le temps de la controverse qui permet la métamorphose des représentations. Elle est nécessaire à la rencontre du symbolique avec les faits. Il faut suspendre le moment de conclure, plonger dans la sémantique, faire vivre la langue. Comme le dit Lacan, la langue est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée. Et une langue vivante est indispensable pour penser les défis du vivant. D’où l’importance des artistes, des écrivains, des créateurs, pour aller vers une représentation de l’irreprésentable. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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