Quelle est la conséquence politique du crash de l’avion ukrainien touché par un missile iranien ?

Le principal effet a été de briser le consensus autour de la figure du général Soleimani. L’assassinat de ce militaire par le tir d’un drone américain avait entraîné un moment de ferveur nationaliste. Le crash de l’avion ukrainien marque une vraie rupture entre les jeunes, les réformateurs et les durs du régime. Cela affaiblit clairement le guide suprême. En quelques jours, les rues ont vu resurgir la situation de tension antérieure. Il y a une demande de liberté. La réalité, c’est que le modèle théocratique des mollahs a échoué. Plus personne n’y croit en Iran. C’est un pays complètement sécularisé.

L’Iran est-il encore une puissance régionale forte et respectée ?

C’est une puissance respectée par la plupart des pays riverains du golfe Arabo-Persique. Je dis bien respectée, pas admirée. Ce sont les rapports de force qui comptent. L’Iran reste craint car tous ces pays gardent notamment en mémoire l’Iran impérialiste du Shah. Cette image perdure. L’Iran reste l’une des puissances régionales du Moyen-Orient avec la Turquie, l’Arabie saoudite et Israël.

L’hostilité de Téhéran à l’encontre de l’Arabie saoudite et d’Israël est-elle toujours aussi forte ?

Il y a une évolution notable : l’allié américain de l’Arabie saoudite et d’Israël est devenu imprévisible, non fiable. L’Arabie saoudite en a fait l’expérience en constatant l’absence de réaction de Washington après l’attaque de ses installations de raffinage en septembre 2019. La visite du secrétaire d’État Mike Pompeo dans le Golfe a ensuite confirmé ce désengagement des États-Unis.

Depuis, Riyad et Abu Dhabi se sont tournés vers Moscou, Pékin et… Téhéran. Des contacts officiels directs se sont noués, à Téhéran, avec les Émirats, et des rencontres informelles ont eu lieu entre experts saoudiens et iraniens. L’émir du Qatar, Al-Thani, s’est ainsi récemment rendu en Iran en voisin. Un objectif raisonnable serait de bâtir – une idée française – un système de sécurité collective garantie par les puissances régionales elles-mêmes et non plus par des acteurs extérieurs.

Pour sa part, Netanyahou a déclaré que l’assassinat de Soleimani était une affaire américaine et qu’il fallait rester en dehors. Et plusieurs militaires de haut rang s’inquiètent de la politique de Trump. Il reste que la rhétorique agressive anti-israélienne semble être le fonds de commerce idéologique des mollahs et des pasdarans pour gagner en audience dans le monde arabe sunnite.

Sur quels alliés solides Téhéran peut-il compter ?

L’Iran n’a pas d’allié. Mais cette solitude vaut aussi pour les autres puissances régionales, à l’exception d’Israël. C’est un fait : en dehors du Hezbollah libanais, qui est un parti et une armée, et d’une partie des Irakiens, l’Iran est isolé.

Considérez-vous que les faiblesses économiques de l’Iran en font aujourd’hui une « puissance descendante » ?

Le retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015, assorti de sanctions économiques, a conduit à une baisse du PIB iranien de 4 % en 2019. Le FMI prévoit pour 2020 une nette aggravation avec - 9,5 %. L’Iran n’exporte presque plus une goutte de pétrole. Ce n’est plus un acteur dans ce domaine. Depuis l’arrivée au pouvoir de Trump, l’économie iranienne a perdu 100 milliards de dollars sur le pétrole et autant avec les sanctions. L’élan économique lié à l’accord de 2015 a été brisé : aucune entreprise étrangère ne prend le risque d’investir dans ce pays, qui représente pourtant le premier marché du Moyen-Orient par la taille de sa population (plus de 83 millions d’habitants). L’Iran a décroché par rapport à la Turquie et à l’Arabie saoudite. L’indice de misère, la somme du taux d’inflation et du taux de chômage, est passé de 20 % en 2018 à 48 % à la mi-2019. Ceci suffit à expliquer les révoltes populaires de ces derniers mois contre la hausse du prix de l’essence.

Les actions militaires extérieures, conduites et incarnées jusqu’à son assassinat par le général Soleimani, ont-elles évolué depuis 1979 ? Quelle est la capacité de nuisance iranienne ?

Tous les acteurs régionaux ont des capacités dites de « nuisance » : il suffit de citer le financement d’une version rigoriste wahhabite de l’islam par les Saoudiens partout dans le monde ou le soutien sans faille de la Russie au régime syrien pour s’en convaincre. Les « nuisances » iraniennes sont liées à ses intérêts légitimes de sécurité et au prosélytisme révolutionnaire chiite et pro-palestinien.

Le régime des mollahs s’est toujours méfié de l’armée régulière, dont les cadres avaient été formés aux États-Unis. Il l’a donc doublée d’un corps loyal de Gardiens de la révolution, les pasdarans, qui font leur service militaire. Sa montée en puissance s’est jouée sur les théâtres irakien (1980-1988), puis syrien. Le pouvoir chez les Gardiens et dans le régime appartient à cette génération de la guerre avec l’Irak.

Ce qui a changé, c’est la constitution d’un arsenal balistique de portée régionale significatif, bâti à l’origine dans un but dissuasif mais utilisé de manière offensive depuis 2019. Citons également la recréation après 1988 d’une marine (sous-marins, patrouilleurs, frégates) avec l’appui de la Chine, de la Russie et de la Corée du Nord. Le budget militaire de l’Iran est d’environ 16 milliards de dollars en 2017 (à titre de comparaison, celui de la Turquie atteint 19 milliards). Une somme significative que Téhéran utilise de manière plus efficace que les 77 milliards que la monarchie saoudienne consacre à sa défense, comme on l’a vu en 2019.

Quels sont les objectifs stratégiques de l’administration Trump à l’égard de l’Iran ?

Aucune stratégie claire et cohérente n’est discernable. Trump a rompu l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien pour se démarquer d’Obama. La seule ligne constante est de se désengager militairement de tous les théâtres de guerre, de l’Afghanistan à la Syrie, ce qui est en phase avec l’opinion américaine, fatiguée de ces interventions sans fin – dix-huit ans à Kaboul, plus qu’au Viêtnam. C’est le 11 septembre 2001 et l’intervention désastreuse en Irak en 2003 qui ont enrayé ce mouvement de retrait. Trump et les démocrates seront sur la même ligne lors de la campagne électorale : « ramener les boys ». Le vide à venir n’est pas passé inaperçu, et c’est le ressort central des tensions actuelles.

Les démocrates américains critiquent violemment la politique belliciste de Donald Trump. Offrent-ils une alternative crédible ?

Les démocrates ont critiqué le retrait de 2018 en Syrie, mais l’opposition à l’Iran et à son régime fait l’objet d’un large consensus bipartisan, tout comme l’obsession chinoise et les sanctions contre la Russie et la Corée du Nord. La prise d’otages des diplomates américains à Téhéran en 1979 ne passe pas et le régime des mollahs reste perçu comme le perturbateur principal au Moyen-Orient, position qui dédouane les Américains, dirigeants et opinion, de leurs propres erreurs tragiques.

La riposte iranienne après l’assassinat de Qassem Soleimani est restée symbolique. Doit-on s’attendre à des actions iraniennes plus fortes à l’approche de l’élection présidentielle américaine ?

L’objectif de Téhéran, c’est la levée des sanctions économiques américaines. Ils ne peuvent pas y parvenir avec Trump. Il faut donc s’attendre à partir de cet été à des tensions. Ils vont tout faire pour polluer sa campagne électorale.

Comment ?

Ils peuvent recourir à des assassinats ciblés de hauts responsables américains, frapper des bases militaires, entretenir une instabilité au Moyen-Orient, ou encore remonter le programme nucléaire afin de provoquer des frappes qui entraîneront d’autres frappes. Bref, créer un désordre qui sera attribué à Trump, cela pour donner un avantage à son rival démocrate. Il ne faut jamais oublier que l’Iran a déjà joué un rôle dans l’élection de Reagan contre Jimmy Carter.

Pourquoi Paris, Londres et Berlin cherchent-ils à tout prix l’apaisement ? Ont-ils les moyens de jouer les intermédiaires, comme le souhaite le président Macron ?

Ces trois États font partie des signataires de l’accord de Vienne et restent opposés à toute prolifération nucléaire. Ils estiment, à la suite de Macron, que les Européens n’ont pas à choisir entre les sunnites et les chiites. Ils n’ont pourtant émis aucune critique après la mort du général Soleimani ordonnée par Trump, pas plus que contre sa menace sur les sites culturels iraniens, ce qui est étonnant de la part d’Européens si attachés à leurs valeurs et au droit international. Ce silence sert sans doute à préserver une certaine audience auprès de Washington dans la perspective d’une négociation diplomatique.

Les Européens gardent des capacités diplomatiques de parler à tout le monde, ce qui n’est pas négligeable. Souvenons-nous que la vie internationale est une conversation permanente et que cette conversation se nomme diplomatie. Sinon, c’est la guerre.

Les diplomates qualifient souvent l’Iran de « partenaire difficile ».

Sans doute parce que l’Iran n’a pas une mais des diplomaties – plusieurs diplomaties qui se télescopent. C’est pourquoi il est essentiel de s’assurer de la place de ses interlocuteurs dans l’appareil de décision, traversé de luttes de pouvoir intenses entre conservateurs, sécuritaires, idéologues et nationalistes. La question qui se pose, c’est : avec qui négocier ? Les Iraniens jouent aux échecs, un jeu qu’ils ont inventé : ils vous testent, ils envoient des messages, ils pratiquent la méthode du lien entre des sujets différents et pensent à plus long terme que nous. Mais le dialogue discret et durable est possible et utile.

Deux chercheurs français sont actuellement emprisonnés en Iran. Comment interpréter leur détention ?

Ces chercheurs sont des otages emprisonnés en vue de servir de monnaie d’échange contre deux prisonniers iraniens détenus en France et en Belgique. Les vieilles et exécrables méthodes (Liban, Irak) restent employées et lorsque le président français exige leur élargissement, son homologue iranien lui réplique qu’il n’a pas de prise sur les Gardiens de la révolution. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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