Les thèses futuristes de Jeremy Rifkin sur l’avenir du travail ont le mérite de « provoquer »… des réflexions. Celles qui suivent s’écartent des perspectives de cet auteur. Le point le plus discutable est le suivant. Pour Rifkin, les coûts (et le travail nécessaire) de production de la majorité des biens industriels et agricoles, mais aussi de nombreux services, sont appelés à décroître inexorablement en raison de fantastiques gains de productivité. Ces derniers seraient liés à de nouvelles technologies « intelligentes », bénéficiant elles-mêmes d’énergies (renouvelables) devenant « pratiquement gratuites ». Cette dernière hypothèse conditionne tout le raisonnement sur la multiplication de machines et de robots intelligents prenant la place de l’essentiel du travail humain.

Tout porte à croire au contraire que les énergies renouvelables vont certes devenir à terme moins coûteuses que les énergies fossiles et le nucléaire, mais que l’énergie restera chère parce que sa production exige dans tous les cas des matériaux, des minerais, des terres rares et d’autres composants disponibles en quantité limitée et déclinante. 

Mais si l’hypothèse du « coût marginal zéro » (le coût marginal de production est celui de la dernière unité produite) ne tient pas dans la plupart des secteurs, c’est tout le modèle économique de Rikfin qui s’effondre, et avec lui ses prédictions sur la décrue du travail et de l’emploi. 

Il existe des scénarios alternatifs. Pour les concevoir, il ne faut pas compter sur des miracles technologiques incertains, mais partir des besoins d’une société s’inscrivant dans la durée.

Voici un fil directeur : les économies du futur seront non plus des économies de production et de consommation croissantes de quantités, mais d’abord des économies et des sociétés du « prendre soin ». Prendre soin des personnes, de leur santé, éducation, culture, bien-être. Prendre soin du lien social, de la solidarité à toutes les échelles, du local au global, et de l’accès à des droits universels liés à des biens communs. Prendre soin des choses et des objets, pour les faire durer, les utiliser, les concevoir et les produire à cet effet. Prendre soin de la nature et des biens communs naturels afin de rester dans les limites des écosystèmes.

Prenons l’exemple de l’agriculture, vouée selon Rifkin à connaître des gains de productivité aussi importants que ceux du passé. De plus en plus de spécialistes estiment pourtant que la généralisation progressive de l’agro­écologie, synonyme de montée en qualité et en durabilité, serait créatrice d’emplois, contre les gains de productivité, et qu’elle permettrait de nourrir sainement l’humanité plus sûrement que les solutions industrielles. 

Cet exemple est loin d’être isolé. Des scénarios « emploi et transition » existent désormais dans de nombreux secteurs. Aucun ne repose sur la vision technocentrée de Jeremy Rifkin, et encore moins sur l’idée d’un coût marginal nul à terme. Une économie du prendre soin exigerait probablement non pas moins mais plus de travail humain, du travail ayant plus de sens parce qu’il viserait la qualité et la soutenabilité et non la quantité.

Il s’agirait en fait non pas d’une simple extension du domaine du travail, mais bel et bien d’une réinvention (de ses qualités, de son statut, de ses finalités, et même de sa durée au cours de la vie). Le travail du « care », ici étendu à bien d’autres domaines que le soin et ­l’attention aux personnes, débarrassé de l’obsession des gains de productivité, appuyé sur des innovations techniques ou sociales visant non pas à le supprimer, mais à améliorer son adéquation fine à des besoins singuliers, exigerait de nouvelles coopérations et la reconnaissance d’autres compétences. On peut penser à une réinvention de « métiers », assortie d’une sécurisation de parcours professionnels pouvant emprunter les voies du salariat, de l’indépendance coopérative (cas des réseaux des AMAP [associations pour le maintien d’une agriculture paysanne]), de l’intermittence, du bénévolat, etc.

Le capitalisme est-il en mesure d’assumer cette réinvention ? Rifkin n’a pas tort d’émettre des doutes. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !