Ce n’est pas un hasard si les Américains, parmi les premiers, ont saisi combien l’utilisation du big data recelait de potentiel. On connaît peu d’autres sociétés où la fascination pour les chiffres atteint la même dimension qu’aux États-Unis. De la multiplicité inouïe des sondages à l’étude des évolutions ethno-raciales de la population en passant par les statistiques sportives les plus incroyablement détaillées, tout un regard collectif vient alimenter une conviction ancrée : un chiffre dit tout d’une réalité, et toute réalité est réductible aux chiffres qui l’incarnent.

William Edward Burghardt Du Bois, dit W.E.B. Du Bois, premier Noir sorti docteur de l’université de Harvard, va retourner l’arme des chiffres au profit des siens. En 1896, il se lance dans une étude approfondie de la communauté noire de Philadelphie. En cette fin de XIXe siècle, l’émigration intérieure des Noirs des États du Sud vers le Nord, qui prendra son essor dans les années 1940, a déjà commencé. La grande ville de Pennsylvanie est devenue la quatrième cité noire (derrière Washington, Baltimore et La Nouvelle-Orléans). Mais la ségrégation et la violence raciale sont à leur apogée. Car si les États esclavagistes du Sud ont perdu la guerre de Sécession (1861-1865), ils ont politiquement remporté l’après-guerre. Lorsque Du Bois entame son enquête, on compte cent lynchages de Noirs par an. Et une idéologie racialiste domine toute la société, qui hiérarchise les races et tient pour une évidence de la nature que les Noirs constituent la plus inférieure de toutes.

Dans sa monographie Les Noirs de Philadelphie, parue en 1899 et récemment traduite en français aux éditions La Découverte, Du Bois entend montrer que, s’ils sont situés au bas de l’échelle, les motifs n’en sont pas dus à une infériorité biologique congénitale mais à l’environnement social où ils sont confinés. À cette fin, il va massivement s’appuyer sur de minutieuses recherches statistiques. Son ouvrage regorge de tableaux et de graphiques, balayant sous un angle social, démographique et historique la vie familiale et professionnelle, l’éducation, la santé, l’emploi, la criminalité, la pauvreté, mais aussi la politique et les relations interraciales des Noirs de la ville. Comme l’écrit l’historien Nicolas Martin-Breteau, préfacier de la version française du livre, Du Bois « cherche à décomposer le problème noir en le rendant concret ». Les chiffres, alliés à l’étude de terrain, espère-t-il, libéreront la sociologie, science alors émergente, des préjugés qui la dominent.

Ce faisant, Du Bois deviendra non seulement le premier sociologue de la négritude aux États-Unis, mais il inaugurera aussi une méthodologie statistique en sociologie qui fera date. Toutefois, sa grande ambition résidait ailleurs. En conclusion, il exposait ce qu’il appelait « le devoir des Noirs » et celui des Blancs. Car, tranchait-il, « la discrimination est moralement odieuse, politiquement dangereuse, économiquement stérile et socialement stupide. C’est le devoir des Blancs d’y mettre un terme, et de le faire d’abord pour leur propre bien ». 

 

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