La prière matinale de l’homme moderne n’est plus la lecture du journal, comme le relevait au début du xixe siècle le philosophe Hegel. Les chiffres – sous toutes les formes possibles – ont remplacé les prières. Chaque jour, sans même que nous en ayons exprimé le désir, nous recevons notre ration de données. Jamais nous n’avons eu à notre disposition autant de statistiques et d’indices pour mesurer, quantifier, évaluer, comparer.

Les chiffres sont devenus notre oxygène, un réconfort, une sécurité. Et nous vivons dans cette contradiction permanente d’exiger toujours plus de précisions chiffrées tout en éprouvant une défiance inédite à l’égard des chiffres délivrés. La boulimie se double du soupçon. La demande s’accompagne de suspicion.

Ce grand mouvement de contestation a retenu l’attention de l’équipe du 1. L’interrogation sur la qualité des chiffres dont nous sommes abreuvés est saine lorsqu’elle ne vire pas au complotisme. L’exemple du PIB, qui mesure la richesse productive des nations, permet de saisir le phénomène. De plus en plus d’économistes critiquent sa pertinence au motif que la production ne peut pas résumer à elle seule la puissance d’un pays. D’où la nécessité d’ajouter d’autres paramètres : l’éducation, le travail domestique, la qualité des services de santé, les efforts en faveur de l’environnement, etc. « Le PIB est un bon indice pour la société française des années 1950-1960, une société industrielle classique », nous dit le sociologue Emmanuel Didier. Ne faut-il pas s’offrir de nouvelles lunettes ?

Dans un tout autre domaine, le comptage erratique des manifestants depuis des décennies a montré les limites de la guerre de communication entre les organisations syndicales ou politiques et le ministère de l’Intérieur. Un accord entre une vingtaine de médias et Occurrence, une entreprise privée ayant acquis une bonne expérience du comptage des foules, a permis pendant plusieurs mois d’annoncer des chiffres fiables. La méthode utilisée est publique, validée par des rédactions de sensibilités politiques très différentes. Cela n’empêche pas de nouvelles critiques mais au moins le débat est-il ouvert.

On mesure à travers ces exemples à quel point les chiffres sont des armes politiques. De plus en plus d’associations s’en emparent. Le dernier exemple en date est frappant : en comptabilisant, jour après jour, les femmes mortes sous les coups de leur conjoint ou petit ami, un groupe féministe est parvenu en peu de temps à modifier le regard de la société sur les féminicides, provoquant une prise de conscience inédite. Plus question, dans ce cas, de parler de dictature des chiffres ! 

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