Au supermarché, elles sont la clé d’une consommation éclairée. Logées aux coins des paquets d’emballage, les valeurs nutritionnelles des produits alimentaires se mesurent en grammes, en kilojoules, en pourcentages. Glucides, sucres, sodium, acides gras, vitamines, calcium… les scientifiques savent désormais que ces composants influent sur la santé des consommateurs qui, pour la plupart, peinent encore à décrypter les chiffres obscurs qui les représentent sur les paquets d’emballage. À quoi correspondent huit grammes de sucre dans une barre de céréales ? Ou quatre grammes de sel dans une part de pizza ? Une portion de lasagne devrait-elle apporter plus de 1 300 kilojoules ?

Pour éviter de s’arracher les cheveux, un Français sur quatre utilise désormais une application de décryptage alimentaire lorsqu’il fait ses courses, selon un sondage récent de l’Ifop. Elles s’appellent Yuka, ScanUp, BuyOrNot, Open Food Facts ou encore Kwalito. Toutes visent le même objectif, à savoir rendre plus lisibles ces tableaux de chiffres ésotériques et indiquer aux consommateurs les produits les plus sains disponibles en magasin. Faut-il pour autant faire confiance à ces « traducteurs » de données ? Quelles sont leurs méthodes et leurs limites ?

La plupart des applications de décryptage alimentaire sont fondées sur le « Nutri-score », un algorithme créé en 2016 par l’équipe de l’épidémiologiste de la nutrition Serge Hercberg, rattachée à l’Inserm. Serge Hercberg est notamment l’investigateur principal de NutriNet-Santé, une étude de cohorte en cours depuis 2009, dont l’objectif est d’évaluer les liens entre santé et nutrition, et le président du Programme national nutrition santé (PNNS), dans le cadre duquel a été conçu le Nutri-score. Approuvé par l’agence nationale de santé publique, cet algorithme permet de classer les produits en fonction de leurs qualités nutritionnelles en cinq catégories. Chacune d’entre elles correspond à une lettre, de A à E, accompagnée d’une couleur allant du vert au rouge, afin de rendre le logo plus lisible. L’intérêt du Nutri-score « n’est évidemment pas de comparer un brocoli avec une pizza », signale le Pr Hercberg, mais de mettre en concurrence des produits de types proches (une pizza quatre fromages et une pizza Margherita, par exemple) ou similaires mais vendus par différents industriels. « D’une marque à l’autre peuvent exister des écarts très importants que le Nutri-score va être en mesure d’objectiver, explique l’épidémiologiste. Sur 35 marques différentes de müesli croustillant aux pépites de chocolat, le Nutri-score varie de A à E ». L’objectif du Nutri-score n’est pas d’inciter à consommer uniquement des produits classés A ou B, mais d’encourager à varier son alimentation, en limitant les produits les moins intéressants nutritionnellement. Calculé systématiquement sur 100 grammes, le Nutri-score aura d’ailleurs tendance à stigmatiser des produits comme le beurre ou le miel qui, pourtant, ne sont jamais consommés en si grande quantité. Leur mauvais classement a simplement pour objectif d’alerter sur les dangers liés à une trop grande quantité de ce produit, de manière régulière.

Utile pour s’enquérir de l’aspect nutritionnel d’un produit, le Nutri-score n’est néanmoins pas suffisant pour estimer sa qualité globale. D’autres facteurs entrent en jeu, comme la présence d’additifs et de marqueurs d’ultratransformation. Ces éléments, les applications de décryptage s’efforcent de les mettre en lumière, mais leurs méthodes sont jugées discutables par la communauté scientifique. C’est notamment le cas pour Yuka, la plus populaire d’entre elles. Lancée en 2017, l’application compte aujourd’hui 15 millions d’utilisateurs. Contrairement à ses rivales, Yuka a choisi d’estimer la qualité de chaque produit en fonction d’une note, calculée selon une formule qui lui est propre. Celle-ci se base sur trois critères : les qualités nutritionnelles, qui pèsent sur 60 % de la note ; la présence d’additifs, qui compte pour 30 % ; et enfin l’attribution ou non d’un label bio, qui détermine les derniers 10 %.

Pour Serge Hercberg, « cette pondération arbitraire ne repose pas sur des bases scientifiques solides » et a pour conséquence de « lisser la note en retirant à chaque indicateur ses spécificités ». Le chercheur préfère l’approche d’Open Food Facts, une application collaborative qui laisse à l’utilisateur le soin de choisir les aspects qu’il préfère privilégier dans l’achat d’un produit. Yuka assume son parti pris. Pour élaborer cette formule, « nous avons travaillé en collaboration avec des panels de consommateurs et de nutritionnistes », explique Ophélia Bierschwale, membre de l’équipe, qui considère qu’aucune application ne peut refléter à elle seule la complexité de la nutrition. « Nous estimons que notre algorithme est au plus proche des besoins de nos utilisateurs, poursuit-elle. C’est pourquoi nous ne projetons pas de la faire évoluer. »

Chez Yuka comme chez ses concurrents, la classification des additifs pose également question. Bien que la plupart des applications se réfèrent à des études menées par des établissements scientifiques reconnus, tels que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), la recherche en matière d’additifs n’a pas suffisamment abouti à ce jour pour qu’on puisse en tirer des conclusions satisfaisantes, estime le Pr Hercberg. « Nous ne savons encore quasiment rien des effets cocktail, par exemple », précise-t-il. Un additif à première vue inoffensif peut, au contact d’un autre, devenir potentiellement nocif. Voilà pourquoi il recommande de « toujours consommer de préférence des produits contenant le moins d’additifs possible ».

Selon l’enquête de l’Ifop citée plus haut, près des deux tiers des utilisateurs d’applications s’estiment très satisfaits du service rendu par ces dernières. Ils sont néanmoins de plus en plus nombreux à renforcer leurs exigences, poussant les concepteurs à faire évoluer leurs outils respectifs. L’application ScanUp, utilisée par 75 000 personnes, envisage prochainement de s’intéresser à la traçabilité des produits alimentaires, afin de permettre au consommateur de remonter jusqu’à l’origine des ingrédients qui les composent. Elle projette également d’avoir recours à un score de responsabilité sociétale, qui correspond à « une forte demande de la part des consommateurs, » selon Caroline Péchery, cofondatrice de l’application. Yuka aura, elle aussi, pour priorité en 2020 de prendre en compte l’impact environnemental des produits scannés.

Ces imperfections remettent-elles pour autant en question la légitimité de ces applications ? Malgré son regard critique à leur égard, Serge Hercberg estime qu’elles « ont eu ce grand intérêt de faire prendre conscience aux consommateurs et aux industriels de l’importance de toutes ces dimensions ». Le scientifique, qui milite pour que la présence du Nutri-score soit rendue obligatoire sur tous les emballages des produits alimentaires, se réjouit que des applications comme Yuka « contournent le refus des industriels d’apposer le logo sur leurs produits » en le transmettant directement à leurs utilisateurs. La pression exercée par ces applications pousse également les industriels à améliorer leurs produits. Le distributeur Intermarché a récemment annoncé qu’il allait changer la recette de près de 900 de ses produits, en supprimant notamment 140 additifs, pour obtenir de meilleures notes sur Yuka. Des marques comme La Popote compagnie, Léo Gourmet ou encore Franprix se sont quant à elles lancées dans la cocréation de produits avec les utilisateurs de l’application ScanUp, en se pliant à leur cahier des charges. Qu’elles soient scientifiques ou jugées arbitraires, ces nouvelles données font leur effet. Pour maintenir leur chiffre d’affaires, les industriels vont, à l’avenir, probablement devoir s’y plier. La bataille des chiffres est engagée. 

 

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