Qu’on s’en félicite ou qu’on le regrette, les chiffres sont devenus incontournables. Avec le développement des technologies numériques, ils ont réussi à pénétrer jusqu’à notre intimité pour mesurer nos cycles de sommeil, le nombre de nos pas, le temps que nous passons devant les écrans. Nous acceptons d’autant mieux cette quantification du quotidien que plusieurs siècles ont progressivement imposé les chiffres comme les instruments privilégiés du gouvernement de nos vies. Taux de chômage, croissance économique, taux de pauvreté, indice des prix, mortalité infantile… l’histoire longue du développement des régimes démocratiques dans le monde est indissociable de celle de la construction de ces statistiques, forgées pour rendre compte de l’action de l’État et – plus largement – pour nourrir le débat politique, indispensable à la vitalité de nos institutions.

La force de ces chiffres est d’encapsuler dans un format synthétique des réalités sociales d’une grande complexité. Non sans faire encore débat, le taux de chômage s’est imposé comme un instrument indispensable pour décrire la réalité de l’emploi, le produit intérieur brut (PIB) et son taux de croissance incarnent la richesse d’une nation. Produit d’une longue histoire intellectuelle et administrative, chacun de ces chiffres est devenu un objet familier non seulement pour les décideurs publics, mais également, et plus significativement, pour une large majorité de citoyens qui les utilisent en retour, et ce, y compris pour les discuter. On oublie ainsi que les notions de moyenne, de pourcentage ou encore de taux de croissance – aujourd’hui devenues évidentes – sont des substrats historiques, longtemps objets de controverses. Cette familiarité construite dans le temps constitue finalement un patrimoine démocratique, puisqu’elle est au fondement de notre capacité à animer le débat en le fondant sur des constats partagés.

Encore faut-il que les chiffres ne se retrouvent pas eux-mêmes au cœur du débat. Leur efficacité tient notamment à leur capacité à accorder les parties en présence. Or « les chiffres sont des innocents qui avouent facilement sous la torture », comme l’a écrit Alfred Sauvy, éminent statisticien et démographe. L’enjeu n’est donc pas celui du vrai chiffre, mais celui du chiffre juste.

Comme l’a résumé Alain Desrosières, autre grand statisticien : « Quantifier, c’est convenir puis mesurer. » Chacun de ces deux moments contribue à ce que va devenir le chiffre. Le second, celui de la mesure, attire souvent les interrogations (a-t-on bien compté ?). On prête en général moins d’attention au premier, pourtant tout aussi fondamental. De fait, la mise en nombres suppose une série de conventions préalables, cognitives et politiques, de négociations, de compromis, de mises en équivalence et de codages. Cet enjeu justifie l’importance d’enceintes publiques, tel le Conseil national de l’information statistique (Cnis), qui permettent aux experts, aux chercheurs, mais également aux organisations professionnelles, aux associations et à la presse de débattre des conventions et des méthodes de mesure mises en œuvre. Le chiffre ne peut être juste, et donc socialement utile, que parce qu’il a été préalablement mis à l’épreuve. Au sein de nos démocraties numériques où abondent les chiffres, les conditions dans lesquelles ils sont (ou non) dûment examinés et démocratiquement débattus constituent donc un enjeu majeur. 

 

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