Quarante-cinq minutes plus tard, le vaisseau lunaire Arès-1 B quittait la station. Il n’y eut pas le déchaînement de puissance et de bruit qui accompagnait les départs depuis la Terre mais un simple sifflement presque inaudible au moment où les moteurs à plasma déversèrent dans l’espace leur faible courant électrique. La poussée se poursuivit durant un quart d’heure et l’accélération était si timide qu’elle n’empêchait nullement de se déplacer dans la cabine. Lorsqu’elle prit fin, pourtant, le vaisseau n’avait plus aucun lien avec la Terre. En s’éloignant de la station, il s’était libéré de l’emprise de la gravité et il constituait à présent une sorte de nouvelle planète qui tournait autour du Soleil selon sa propre orbite.

Floyd se trouvait seul dans la cabine prévue pour trente passagers. Il était étrange de voir tous ces sièges vides autour de soi et de profiter des attentions exclusives du steward et de l’hôtesse, sans parler du pilote, du copilote et des deux ingénieurs. Floyd doutait que beaucoup d’hommes, au cours de l’Histoire, eussent bénéficié d’un tel service. Il se souvint de la remarque cynique de certain pontife : « À présent que nous détenons la papauté, profitons-en. » Eh bien, ma foi, il n’avait qu’à profiter de ce voyage et de l’euphorie qu’engendrait l’apesanteur. Avec le poids disparaissaient la plupart des soucis. Quelqu’un avait dit une fois que si l’on pouvait être terrifié dans l’espace, on ne pouvait y être malheureux. C’était vrai. […]

Il y eut une période de sommeil durant laquelle la lumière baissa dans la cabine. Floyd attacha ses bras et ses jambes aux fixations élastiques qui devaient l’empêcher de dériver involontairement. Le procédé pouvait paraître assez barbare mais ici, en apesanteur, un lit sans matelas était encore plus confortable que la plus moelleuse des couches sur Terre.

Lorsqu’il se fut arrimé, il sombra rapidement dans le sommeil, mais il s’éveilla bientôt à demi et fut abasourdi par l’étrangeté de ce qui l’entourait. Pendant un instant, il eut l’impression de se trouver au milieu d’un lampion japonais. Puis il décida fermement : « Rendors-toi, mon vieux. Ce n’est qu’une navette lunaire très ordinaire. »

Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, la Lune occupait la moitié du ciel et les manœuvres de décélération allaient commencer. Les baies s’ouvraient maintenant sur l’espace libre et il se rendit au poste de contrôle. Sur les écrans de proue, il put alors observer les ultimes phases de la descente.

Les montagnes lunaires grandissaient à vue d’œil. Elles ne ressemblaient en rien à celles de la Terre. Il leur manquait les sommets neigeux, les touches vertes de végétation et les couronnes de nuages. Néanmoins, les violents contrastes d’ombre et de lumière leur conféraient une surprenante beauté. Ici, les lois de l’esthétique terrestre ne jouaient plus. Ce monde avait été façonné par des forces étrangères qui, durant des éons de temps, étaient demeurées inconnues de la Terre jeune et verte avec ses glaciations, ses mers changeantes et ses chaînes de montagnes qui se dissolvaient comme les brumes à l’aube. Ici, le passé, jusqu’à maintenant, avait été inconcevable. Le passé, pas la mort, puisque la Lune n’avait jamais vécu. […]

À présent, le vaisseau se trouvait presque à la verticale de la ligne séparant le jour de la nuit, au-dessus d’un chaos d’ombres mêlées et de pics isolés qui captaient les premières lueurs de l’aube lunaire. L’endroit était dangereux pour un éventuel débarquement, même avec l’assistance d’instruments électroniques, mais le vaisseau s’en éloignait lentement, se dirigeant vers la face obscure.

Comme son regard s’accoutumait à la faible clarté extérieure, Floyd vit que le paysage plongé dans la nuit n’était pas complètement obscur. Il était habité d’une fantomatique clarté qui révélait nettement les pics, les vallées et les plaines. La Terre géante flottait dans le ciel.

Sur le panneau de contrôle, des lueurs scintillaient au-dessus des écrans radar, des chiffres naissaient sur les voyants des ordinateurs au fur et à mesure que se rapprochait le sol. Celui-ci était encore à plus de mille milles lorsque les fusées amorcèrent le freinage. Durant des siècles, la Lune parut emplir le ciel tandis que le soleil glissait sous l’horizon, jusqu’à ce qu’un seul et immense cratère occupe le champ de vision. La navette descendait vers les pics qui se dressaient au centre et Floyd vit soudain que l’un d’eux clignotait sur un rythme régulier. Sur Terre, cela aurait pu être une balise d’aéroport et il contempla cette lueur la gorge serrée. C’était la preuve indéniable que les hommes étaient installés sur la Lune. […]

Déjà, plusieurs pics se dressaient au-dessus de l’astronef. Le sol n’était plus qu’à quelques centaines de mètres et la balise était devenue une brillante étoile qui dominait les bâtiments bas et les véhicules aux silhouettes baroques. Au dernier stade, les fusées parurent moduler quelque mystérieuse chanson, s’interrompant parfois afin de corriger leur poussée. Brusquement, un nuage de poussière s’éleva et masqua toute chose. Les fusées crachèrent une dernière fois et l’engin oscilla légèrement, comme un canot pris dans les lames. Il fallut quelques secondes à Floyd pour comprendre que le silence était revenu en même temps qu’une faible pesanteur.

Sans le moindre incident, en quelques heures, il avait fait l’extraordinaire voyage dont les hommes avaient rêvé pendant deux mille ans. Il venait de se poser sur la Lune. 

 

2001, l’Odyssée de l’espace, traduit de l’anglais par Michel Demuth © Robert Laffont, 1968

Illustration Stéphane Trapier

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