L’aventure humaine hors de la Terre est si jeune, si fragile encore, qu’on peine à croire aux bouleversements qu’elle annonce. Nous ne mesurons pas complètement la révolution qui est à l’œuvre, et qui pourtant laisse déjà deviner que l’espèce humaine écrira un pan significatif de son histoire dans les étoiles. L’espace ne sera plus seulement l’affaire des scientifiques ou des militaires, mais un lieu de passage pour rejoindre l’autre bout du monde, une contrée de voyages pour touristes et explorateurs, une résidence pour artistes… L’enjeu ne sera donc plus de survivre hors de la Terre, mais bien de pouvoir déployer notre culture humaine, et d’imaginer vivre – même quelques instants – dans ce territoire si hostile.

Il faut tout d’abord savoir ce qu’est réellement la vie à bord d’une navette spatiale aujourd’hui. À l’opposé des intérieurs policés et minimalistes que la science-fiction nous a souvent fait miroiter, les stations spatiales sont encombrées de mille choses, toutes retenues par des filins, du velcro ou du gros scotch noir. L’odeur qui y règne témoigne des difficultés que le corps endure pour digérer sans l’aide de la gravité, et raconte combien l’hygiène la plus élémentaire prend des airs de défis quand l’eau ne veut plus simplement s’écouler. Le bruit de ventilation permanent rappelle aux spationautes qu’ils vivent dans une machine qui retraite leur urine, leur sueur et l’humidité de l’air pour leur offrir à boire. Les hublots sont autant de fenêtres qu’ils ne peuvent pas ouvrir, de courants d’air qu’ils ne peuvent pas inviter. La lumière n’est jamais celle du soleil, et rares sont les occasions de croquer dans un fruit frais. Il faut s’imaginer un instant ne rien pouvoir poser qui ne doive être accroché, pas même son propre corps lorsque la fatigue nous fait rêver d’une couche ferme. Et enfin, bien sûr, parce que toutes ces choses ou presque ont été dessinées avec des réflexes terriens, les stations spatiales sont peuplées d’objets dysfonctionnels, portant les traces d’un monde où la gravité organise chaque chose.

Ce tableau – loin d’être exhaustif – des complications spatiales fut pour moi une véritable invitation. Le design tel qu’on me l’a enseigné questionne les interactions entre les gens, les choses et l’environnement. Il investit la relation à l’objet, et permet de trouver des principes qui facilitent l’usage et des formes pertinentes pour les soutenir. Or c’est précisément là, dans ce territoire où le sens et le poids n’ont plus cours, qu’il faut imaginer une nouvelle ergonomie. C’est là, alors que les corps sont mis en défaut, qu’il faut réinventer le confort, garantir les conditions de l’intimité, favoriser la bonne communication d’un équipage et encourager la convivialité.

Pour investir toutes ces questions, il m’a fallu fabriquer des outils et imaginer en quelque sorte la panoplie du designer spatial. Au départ, j’ai travaillé avec un petit aquarium de flottaison, un bidon que je lançais du huitième étage pour récolter quelques millisecondes d’apesanteur et un gigantesque cylindre de 4 mètres de diamètre. Ces premiers instruments m’ont permis d’appréhender le concept même d’apesanteur et de penser, depuis la terre ferme, des hypothèses valables pour l’espace : des principes d’ergonomie pour se mouvoir, dormir ou favoriser les échanges sociaux, mais aussi une bouteille de vin qui puisse être dégustée en apesanteur. Ce projet m’a conduit à explorer en profondeur les gestes, les formes et le rituel qui font qu’un verre de vin est une tout autre affaire qu’un verre d’eau. C’est aussi le point de départ d’une étroite collaboration avec l’astronaute Jean-François Clervoy, et le début d’un partenariat avec une grande maison de champagne.

Le contexte n’a jamais été aussi favorable pour les architectes, les designers et les créatifs qui veulent se pencher sur les problèmes que posent l’apesanteur et l’éloignement de la Terre. L’ingénierie seule ne sait pas résoudre les questions culturelles et sociales qui se profilent, à l’aube d’un long périple vers Mars ou d’une nouvelle station spatiale lunaire. Le design en revanche, parce qu’il sait convoquer les sciences humaines comme la technique, porte un regard sensible sur ces problèmes, et soulève, je pense, des questions essentielles. Car enfin, il faut bien se demander à quoi bon déployer toute cette énergie, si ce n’est pour explorer, rêver, et emporter avec nous ce qu’aucun robot n’arrive encore à répliquer : notre culture. Ces gestes et ces rituels qui, loin de tout ce que l’on connaît, permettent de se sentir à nouveau humain. 

 

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