Que ma tribu se le tienne pour dit : cette année, pour Noël, les festivités seront soumises à la clause du grand-père. Les enfants auront droit aux mêmes rituels et aux mêmes cadeaux que leur aïeul connut alors qu’il était élève en CM2, en 1956, l’année où le thermomètre descendit jusqu’à - 28 °C à Castelnau-Bretenoux, - 16 °C à Marseille, 0 °C à Tanger ; l’année où il neigea sur Oran et où la Seine, gelée, pouvait être traversée à pied.

Devant ses petits-enfants réunis au pied d’un hologramme de sapin, car il faut ménager la nature aussi bien que les traditions, Grand-Papa évoquera les spectacles déconcertants de cet hiver brutal au cours duquel l’émerveillement né de la nouveauté radicale du paysage céda la place à la crainte d’une froidure sans fin, à l’épuisement des ressources de l’imagination et de la solidarité face à des températures d’une telle rigueur, à la fatigue que causaient des déplacements naguère si routiniers qu’on les effectuait machinalement et qui demandaient soudain des équipements inédits et une vaillance renouvelée quotidiennement. Le septuagénaire rappellera que deux ans plus tôt l’abbé Pierre avait lancé son célèbre appel, quoique le froid n’eût été ni si intense ni si durable qu’en 56. Le choix de ce millésime favorisera une méditation sur le climat lors de la veillée du 24 décembre. Grand-Papa établira une comparaison entre cet hiver excessif et l’été outrancier que nous avons connu cette année, qui nous a laissés presque aussi désarmés que lorsque Toulon fut recouverte de 80 centimètres de neige et dont nous savons qu’il pourrait n’être que la répétition générale de prochaines canicules bien plus sévères.

Les instituteurs, conscients de la pauvreté de beaucoup de leurs élèves, tenaient à ce que chacun ait droit à quelques présents, les mêmes pour tous

Il racontera ensuite la distribution des cadeaux au groupe scolaire Paul-Doumer, rappelant que les instituteurs, conscients de la pauvreté de beaucoup de leurs élèves, tenaient à ce que chacun ait droit à quelques présents, les mêmes pour tous. Une orange, une tablette de chocolat et un livre. Il décrira à ses petits-enfants étonnés et incrédules les regards enchantés que ses camarades et lui-même jetaient sur ces modestes largesses.

Puis il dira qu’en mars, tout était oublié et qu’en avril, on se découvrit d’un fil. Qu’au cours des années qui suivirent, on se contenta de moins en moins d’une orange. Que la réclame devînt la publicité et qu’elle envahit les murs et les ondes. Qu’elle fut d’abord une incitation joyeuse, très souvent chantée sur des airs familiers, repris de Carmen, de La Madelon ou d’une comptine pour enfants. Qu’il ne s’agissait que d’accompagner une consommation heureuse, celle des familles qui, ayant eu souvent du mal à obtenir le nécessaire, pouvaient acquérir un peu d’abondance et de confort et découvraient au salon des arts ménagers de quoi alléger les tâches répétitives et fastidieuses de chaque jour. Il conclura son homélie en soulignant combien cette même publicité, année après année, avait vanté les charmes du superflu et joué sur l’immodeste besoin de crâner, en suggérant que l’achat de tel ou tel produit placerait son acquéreur au-dessus du lot commun.

De ce rappel, grand-père tirera la conséquence inévitable : pour ce Noël, afin de montrer que sa tribu a compris l’indispensable virage vers la modération, retour général à la tablette de chocolat, au livre et à l’orange. « À la place de l’orange, demanda le jeune Éliacin, est-ce qu’on pourrait avoir des mangoustans ? » 

 

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