« Le cauchemar de l’opulence. Accumulation fantastique de tout. Une abondance qui inspire la nausée… » Le trait est de Cioran, dans ses Cahiers. Féroce mais juste : c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que tant d’humains disposent de tant de biens. Les classes moyennes de tous les pays vivent quotidiennement avec une pléthore de nourriture, de vêtements, d’informations, de distractions. Et cette profusion s’accompagne d’une incitation à consommer inlassablement tous ces biens.

Notre société d’hyperconsommation se caractérise depuis les années 1990 par une exploitation professionnalisée des besoins humains, ne se contentant plus de satisfaire ces derniers, mais cherchant aussi à les éveiller et à en créer sans cesse de nouveaux. Il s’agit de faire consommer les humains largement au-delà de leurs appétits. Je m’étais un jour sèchement querellé avec la dirigeante d’un grand groupe de pub, qui me soutenait que « nul n’est obligé de surconsommer et chacun reste libre de ses choix ». Tu parles !

La lutte est inégale entre, d’un côté, des firmes parfaitement au courant du fonctionnement de nos cerveaux et, de l’autre, des humains peu attentifs aux subtilités de leur vie psychique. La consommation est une solution plus simple que l’introspection pour assurer notre équilibre intérieur, satisfaire nos besoins, apaiser nos émotions. Lacan aurait ainsi pu écrire le slogan du consumérisme : « Dépensez pour dé-penser ! »

Comment expliquer notre incapacité à mieux résister et à mieux réguler nos comportements de consommation ?

Nous sommes mal équipés pour nous défendre face à des incitations et manipulations marchandes sophistiquées. Notre vieux cerveau n’a connu durant l’évolution de notre espèce que la rareté, souvent la carence : rareté de nourriture, de biens matériels, de rencontres, d’informations, de distractions… C’est pourquoi nous savons survivre aux manques beaucoup mieux qu’aux excès. Il en est de même pour tous les mammifères : lorsque l’on expose des rats de laboratoire à ce qu’on nomme un régime de cafétéria (de tout, en grande quantité et tout de suite, comme dans un buffet humain en libre service), ils deviennent obèses, et le restent. L’obésité est aussi un problème qui touche l’espèce humaine, en raison de l’accès facile, immédiat et bon marché à une pléthore alimentaire. Mais nous sommes également obèses de biens matériels et de gavages digitaux. Nous consommons des aliments, des écrans, des vêtements, etc., bien au-delà de nos besoins réels. Et nous persévérons ! Ni la satiété ni le dégoût ne nous protègent.

Car notre cerveau ne sait pas dire non à la tentation, ou très difficilement. Les neurosciences nous ont montré pourquoi : notre cortex préfrontal, zone cérébrale de l’autocontrôle, n’est apparu que récemment dans l’évolution des espèces et a le plus grand mal à réguler les appétits du striatum, zone plus ancienne, siège de nos appétits et de nos besoins. Quand nous évoluions dans des environnements où la rareté était la règle, c’est le striatum qui menait la danse, pour nous inciter à nous gaver de tout ce qui était bon et utile. Mais sa philosophie survivaliste du « ne rien manquer et tout avaler », précieuse dans la rareté, est devenue toxique dans la pléthore.

C’est d’autant plus préoccupant que surconsommer – toutes les études sur le matérialisme psychologique le montrent – ne nous rend pas plus heureux et fragilise nos liens sociaux : ainsi, acheter des jouets à nos enfants ne remplace jamais le temps passé avec eux. Dans cette lutte entre notre bonheur, d’une part, et le capitalisme marchand dérégulé, d’autre part, nous sommes les plus faibles et les moins organisés. Et nos capacités de résistance, si d’aventure nous cherchons à les mobiliser, s’épuisent vite.

« Ne nous soumets pas à la tentation », demandent les chrétiens. Les consommateurs doivent réclamer davantage : « Ne nous soumets pas à la répétition des tentations ! » C’est que notre volonté est fragile, et lorsqu’elle est soumise à une permanence de petits choix à effectuer, de petits « non » à prononcer, elle fléchit sous l’effet de ce qu’on nomme la « fatigue décisionnelle » et devient plus réceptive aux incitations, aux « laissez-vous tenter »… Il faut alors avoir recours à ce que les comportementalistes appellent l’autocontrôle, et ses deux piliers basés sur une logique stimulus-réponse : d’une part, le « contrôle du stimulus » (ne pas s’exposer au danger, et ne pas se rendre dans un magasin ou sur un site marchand si on n’a besoin de rien, se désabonner de toutes les listes de diffusion) et, d’autre part, le « contrôle de la réponse » (s’entraîner à résister et aller à contre-courant, comme dans de nombreuses modes actuelles du « moins » : méditation, jeûne et autres cures de détox déconsommatrices). Cela s’apprend et se cultive, les philosophes stoïciens de l’Antiquité nous l’enseignaient déjà. Souvenez-vous de la prière de Marc Aurèle, au IIe siècle de notre ère : « Mon âme ! Quand renonceras-tu à ces folles cupidités et à ces vains désirs qui te font souhaiter des créatures animées ou inanimées pour contenter tes passions, du temps pour en jouir davantage, des lieux et des pays mieux situés ? Quand seras-tu pleinement satisfaite de ton état ? » Travail de libération intérieure salutaire et urgent aujourd’hui.

Faute de quoi, nous pourrions bien devenir tous des esclaves trop gras, aux placards trop pleins, rivés à leurs écrans pour acheter, racheter et surveiller leurs cotes de popularité. L’humanité se partage aujourd’hui en deux : ceux qui, dans les pays riches, en sont déjà à ce stade ; et ceux qui, dans les pays pauvres, en rêvent. Mais nos seuls efforts individuels ne suffiront pas. Nous aurons aussi besoin de nous regrouper : la force de mouvements militants ou d’associations de consommateurs en imposera davantage et mobilisera plus efficacement l’attention des médias et des réseaux sociaux (les mouvements anti-Black Friday en sont l’une des premières manifestations, mais il y a eu auparavant les Barbouilleurs de pubs, etc.). Cela en attendant les indispensables décisions politiques : on le sait, l’hyperconsommation fait du mal à la planète et à ses habitants, elle épuise les ressources naturelles comme les ressources mentales. Alors, citoyens et décideurs, on laisse faire ou on se rebiffe ? 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !