La retraite, pendant des siècles, n’eut rien à voir avec la pension qu’on touche après une vie de labeur. C’était un espace-temps réservé à quelques privilégiés. À un moment de leur vie, généralement sur la fin, ils choisissaient de s’éloigner du monde, de ses intrigues et de ses combats, gagnaient un refuge paisible et si possible isolé, où ils cherchaient à s’inventer un bonheur rien qu’à eux – le terme anglais pour « retraite », « retirement », conserve la mémoire de ce mouvement de fuite vers une marge où l’individu risquait une échappée loin de la vie collective. Il y fallait de l’argent. Les premiers à tenter l’expérience, au Ier siècle avant Jésus-Christ, furent des membres de l’élite romaine. Las des guerres civiles et du furieux business politico-mafieux qui menaçait leur république, ils se replièrent dans leurs domaines campagnards. Ils y goûtaient, proclamaient-ils, un plaisir aussi neuf qu’ineffable : celui de disposer librement de leur temps, l’otium, comme ils le nommaient, par opposition au negotium, le temps confisqué par l’agitation de la cité, les affaires et leur inévitable lot d’angoisses – en nos temps de contestation de l’économie marchande, il n’est pas vain de rappeler que le français « négoce » est issu de ce terme éminemment négatif. Cette retraite à l’antique, financée par le travail gratuit des esclaves, connut son heure de gloire avec Cicéron, qui souhaita que ces retraites rustiques fussent entièrement consacrées à de dignes occupations, lecture et réflexion philosophique. D’autres, très vite, tel le poète Horace, se firent les chantres d’un repli moins austère : méditation philosophique, certes, mais de type épicurien et agrémentée d’exercices pratiques, course aux nymphettes et dégustation de vin grec face à de beaux jardins. Ainsi commencèrent à se dessiner en Occident le mythe de la retraite et ses marqueurs fondamentaux : lieu choisi et temps à soi, le tout assorti d’une certaine idée du bonheur.

Le rêve ressuscita avec une rare vigueur dans la France des Lumières, lorsque Voltaire exhorta ses lecteurs à « cultiver leur jardin » au lieu de se perdre en vaines controverses religieuses, et quand Rousseau conseilla à ses fans de se retirer comme lui dans une thébaïde afin de s’y livrer, loin de la corruption des villes, aux joies de la botanique, de la randonnée pédestre et des rêveries qui vont avec. En leur promettant le bonheur sur terre au lieu des habituelles et fumeuses promesses de félicité dans l’au-delà, le promeneur solitaire et son rival de Ferney firent des milliers d’adeptes mais, comme à Rome, ce furent des gens instruits et nantis. L’écrasante majorité des Français, paysans exténués et illettrés, ignora tout de ce beau rêve, tout comme les ouvriers et les milliers de petits métiers qui formaient le tissu économique du pays. On mourait alors à la tâche, vers la cinquantaine, sans avoir imaginé qu’on puisse un jour s’arrêter de trimer. Quant aux vieux qui jouaient les prolongations – les plus de 60 ans –, ils devaient mériter leur soupe tous les matins, et ce n’était pas une mince affaire quand la maladie les transformait en bouches inutiles. Combien de ces « gâteux » tombèrent providentiellement de l’échelle du grenier ou dans le foyer de la salle commune, « accidents » sur lesquels la maréchaussée choisissait le plus souvent de fermer les yeux.

Mais l’idée du bonheur sur terre est remarquablement têtue et elle finit par faire son chemin. Ainsi, dans de nombreux terroirs d’émigration, telle la Bretagne, s’enracina la coutume de maintenir au pays le petit dernier de la famille, afin que son salaire et sa présence adoucissent les dernières années de ses parents. Mon père fut de ces derniers-nés condamnés à jouer les assurances-retraite. Il en fut si révolté que cet épisode, du temps du Front populaire, le conduisit à adhérer à la CGT puis au Parti socialiste, au seul motif qu’« ils se battaient pour les pensions ». Dix ans plus tard, la retraite devint un droit et un dû. Mais en 1946, l’espérance de vie n’excédait pas 65 ans pour les femmes et 60 pour les hommes. Cette fameuse pension, allait-on en profiter ? En 2019, on en est quasi certain : vingt-six ans de survie après la retraite pour les femmes, et vingt et un pour les hommes. Donc résurrection du mythique paradis des vieux jours.

Mais où le vivre, et comment ? Hormis pour ceux qui ont toujours confondu travail et passion, qui voient dans la retraite une Bérézina et refusent de dételer ou s’étourdissent d’activités, la question se pose. Il y a autant de retraites que de retraités. « Grosses retraites » à moyens suffisants pour faire de leur temps libre un otium version xxie siècle – lecture, méditation, conférences, voyages – ; seniors hantés par leur santé, rêvant d’imiter les pétulants mannequins à cheveux blancs des publicités générées par la silver economy… jusqu’aux pensions de misère, vies minuscules, corps roués, âmes lasses, sans autre horizon que s’échiner dans des petits boulots afin de joindre les deux bouts : la mosaïque est bigarrée. Mais quand nos gouvernants se confrontent au problème des retraites, un même enjeu fédère ces tribus, au mépris des grilles, statuts, acquis et régimes spéciaux qui les séparent : l’exigence du bonheur. Autrefois, on nous promettait le paradis après la mort – et encore, pour bonne conduite. À présent, nous réclamons le paradis de notre vivant. Un Éden quantifiable, vérifiable, où on ne croira que ce qu’on verra. Bon courage, mesdames et messieurs les réformateurs ! 

 

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