Qu’est-ce qu’un féminicide ?

Définir ce terme n’a pas été une mince affaire. La définition la plus satisfaisante que j’ai pu élaborer, et qui s’est largement répandue aujourd’hui, est la suivante : « Le meurtre d’une femme – ou d’une fille – par un homme parce qu’elle est une femme. » Le féminicide peut prendre différentes formes : des crimes d’honneur aux meurtres de dot, en passant par les fœticides basés sur le genre, les meurtres de femmes accusées d’être des sorcières ou encore, la forme la plus fréquente, les meurtres dans le cadre conjugal.

Cette définition, relativement simple, pose néanmoins quelques problèmes, car les meurtres misogynes perpétrés par des femmes existent aussi. En Inde, par exemple, les belles-mères jouent souvent un rôle dans les meurtres de dot. Mais ces femmes agissent la plupart du temps comme agents du patriarcat. De toute façon, la définition n’est pas le cœur du sujet. L’intérêt d’avoir inventé et diffusé ce terme, c’était avant tout d’éveiller les consciences au sujet d’un phénomène extrêmement courant dans le monde.

Dans quel contexte l’avez-vous employé pour la première fois ?

La première fois que j’ai entendu ce terme, c’était à Londres, au début des années 1970, dans la bouche d’une écrivaine appelée Carol Orlock. Cette dernière s’était lancée dans l’écriture d’un livre sur les féminicides – terme qu’elle a inventé –, mais ne parvenait pas à trouver d’éditeur pour publier son travail. Ce mot a provoqué en moi un déclic, une révélation. Il symbolisait très justement ce contre quoi je me battais déjà à l’époque : la violence misogyne, poussée à l’extrême. Ce jour-là, je me suis donné pour mission de faire connaître ce mot au plus grand nombre possible. Je l’ai employé publiquement pour la première fois en 1976, à Bruxelles, à l’occasion du Tribunal international des crimes contre les femmes. J’ai écrit des discours, des livres sur le sujet pour le faire circuler, lui faire passer les frontières. Ça a fonctionné. Une universitaire et politicienne mexicaine, Marcela Lagarde, a lu mes écrits et m’a invitée, au début des années 2000, à tenir une conférence à Ciudad Juárez, une ville encore extrêmement touchée par les féminicides. Elle a pris le relais : c’est grâce à elle que le terme s’est largement répandu à travers l’Amérique latine.

En quoi a consisté le Tribunal international des crimes contre les femmes ?

Tout a commencé lors d’un long voyage en Europe, en 1974. J’étais partie dans le but d’en savoir plus sur le mouvement de libération des femmes qui s’y déroulait. À l’époque, j’enseignais déjà la sociologie sous l’angle du sexisme, de l’oppression. Au Danemark, alors que je participais à une grande conférence internationale féministe, j’ai eu l’idée de créer un Tribunal international des crimes contre les femmes. L’idée était, pour chaque pays représenté, de choisir une forme de discrimination ou de crime particulièrement préoccupant, ainsi que des femmes représentantes pour en témoigner. L’événement, qui s’est tenu au palais des congrès de Bruxelles, a duré quatre jours, réunissant environ 2 000 femmes venues de 40 pays différents, de l’Afrique du Sud au Japon en passant par le Chili, le Mozambique, le Portugal ou encore l’Australie. Simone de Beauvoir était censée prononcer le discours d’introduction, mais elle a malheureusement dû rester au chevet de Jean-Paul Sartre qui était malade. Elle a malgré tout envoyé son texte, une lettre magnifique. Encore aujourd’hui, la lire me remplit de joie. Il n’y a jamais eu d’autre événement de ce type, et c’est bien dommage.

« Partout dans le monde, quelque chose est en train de se passer »

Pourquoi considérez-vous qu’il est important que le terme « féminicide » soit introduit dans la loi ?

C’est une manière de reconnaître que ces crimes relèvent de la haine, au même titre que les crimes racistes, et que cet aspect constitue un facteur aggravant. On ne parle pas ici de femmes tuées dans un magasin à l’occasion d’un hold-up, mais bien de femmes tuées en raison de la misogynie de leur mari, amant ou petit ami. Cela a également pour conséquence de déployer des moyens supplémentaires pour lutter contre le phénomène. C’est ce qui s’est passé pour un certain nombre de pays d’Amérique latine, comme l’a constaté Michelle Bachelet dans l’un de ses discours, lorsqu’elle présidait l’ONU Femmes. Par exemple, au Guatemala, des unités de procureurs et de tribunaux spécialisés ont été créées. Au Salvador et au Nicaragua, des procédures spéciales ont également été mises en place. Il faut généraliser ces pratiques.

Que pensez-vous du Grenelle des violences conjugales qui a actuellement lieu en France ?

L’idée de ce Grenelle est très excitante. Attention néanmoins à ne pas centrer le débat uniquement sur les féminicides commis dans le contexte conjugal. Il ne faut pas oublier les meurtres qui ont lieu lors d’une agression sexuelle, d’un viol, d’un inceste ! Mais de manière générale, je suis ravie et agréablement surprise de voir que le terme est de plus en plus utilisé, et pas seulement en France. Récemment, en Turquie, le cas d’une femme tuée par son ex-mari devant leur fille de 10 ans a grandement mobilisé l’attention de l’opinion. Les femmes manifestent dans les rues, le gouvernement s’est engagé à suivre l’affaire de très près. Le terme « féminicide » continue de se diffuser, ce qui signifie que la prise de conscience progresse, elle aussi. Ce fabuleux mouvement qu’est « Me Too » n’y est sans doute pas pour rien. Partout dans le monde, quelque chose est en train de se passer.

Êtes-vous optimiste ?

Il est très difficile de faire le point sur les avancées qui ont eu lieu ces quarante dernières années, mais je suis sûre que les choses ont bougé. De là à être optimiste… D’autres phénomènes relatifs aux violences faites aux femmes m’inquiètent beaucoup. La pornographie, par exemple, qui est de plus en plus misogyne et extrême. Elle lave le cerveau des garçons et alimente la violence à l’encontre des femmes de manière générale. Une étude canadienne récente a été réalisée autour de la question du viol. Les résultats sont stupéfiants : un tiers des participants pourraient commettre un viol sur une femme s’ils étaient certains que celle-ci ne porterait pas plainte. C’est très choquant. Il reste encore beaucoup de chemin. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !