Ana Orantes. C’est par elle que tout a changé en Espagne. Son assassinat a entraîné une série de bouleversements, en particulier une loi générale contre la violence de genre et un pacte d’État, qui placent ce pays parmi les plus avancés en matière de lutte contre cette pandémie.

En décembre 1997, cette femme originaire de Grenade prend place sur le plateau d’une émission télévisée populaire afin de retracer quarante années d’une vie passée à subir les humiliations, les menaces et les tortures de son ancien mari José Parejo, qui s’en prenait à elle et à ses enfants. Elle relate les quinze plaintes qu’elle a déposées et explique que la justice l’oblige à continuer à vivre avec cet homme malgré leur divorce, prononcé un an plus tôt : ils partagent un pavillon à Cúllar Vega, une commune d’environ 7 000 habitants proche de Grenade. Pendant trente-cinq minutes et en direct, elle raconte son histoire. Treize jours plus tard, le 17 décembre, José Parejo l’arrose d’essence puis sort un briquet. Ana est brûlée vive dans son jardin.

Ce drame agit comme un électrochoc. En Espagne, à la fin des années 1990, on parle encore de « crimes passionnels » pour ces actes relégués à la rubrique des faits divers par les médias, et les victimes doivent supporter seules une maltraitance dissimulée par les familles et acceptée par la société. Pourtant, le jour où José Parejo assassine Ana Orantes, personne ne détourne le regard. Elle est la 59e femme à mourir cette année-là, et plus rien ne sera comme avant.

L’événement provoque la résurgence du mouvement féministe, ainsi qu’un bouleversement politique, législatif et médiatique qui marque le réveil de la société espagnole. La magistrate Lucía Avilés, membre fondatrice et porte-parole de l’association Mujeres Juezas (Association de femmes juges d’Espagne, membre de l’International Association of Women Judges), souligne que ce meurtre représente le moment où le pays a compris la violence de genre et où ce délit est passé de la sphère privée à la sphère publique pour être abordé comme le problème de tous. Le médecin légiste Miguel Lorente, expert en violences sexistes et ancien délégué du gouvernement en charge de la question, affirme que c’est à cette période que le modèle espagnol s’est mis à fonctionner. « Le pays est parvenu à franchir le mur érigé autour de la violence par le patriarcat depuis des siècles ; il s’est livré à une analyse extrêmement poussée de cette construction, de ses fondements comme de ses modes d’expression, puis des solutions ont émergé. » Et des outils ont été créés.

Un système parti de rien

En deux décennies, sous l’impulsion du mouvement féministe et en particulier pendant le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011), a été bâti en Espagne un vaste système qui repose sur deux piliers : la loi générale contre la violence de genre de 2004, votée à l’unanimité, et le pacte d’État de 2017, qui s’aligne sur les recommandations internationales et la Convention d’Istanbul. Le premier pilier, la loi de 2004, a permis de définir le concept de violence sexiste et de développer la législation et les protocoles nécessaires sur le plan éducatif, sanitaire, judiciaire et policier.

« C’est un véritable bond en avant et une révolution sur le plan juridique. C’est aussi la législation la plus avancée d’Europe », explique Lorente, qui a participé à sa création et rappelle certains des outils mis à disposition par cette réglementation : « Les tribunaux spécialisés pour les violences faites aux femmes, les unités spéciales parmi les forces de l’ordre, les aides économiques et l’assistance accordées aux victimes, ainsi que certaines modifications légales comme la circonstance aggravante lorsque l’agresseur est un homme. » De même, un centre gouvernemental, une cour spéciale et un Observatoire national des violences sexistes ont vu le jour, ainsi que des protocoles d’aide sanitaire, juridique et policière qui garantissent aux victimes un soutien juridique et psychologique.

Aujourd’hui, l’Espagne dispose d’un large éventail d’instruments, comme les mandats de protection (39 176 en 2018) qui permettent aux juges d’adopter des mesures civiles et pénales provisoires d’assistance et de protection sociale : pension alimentaire, interdiction de communiquer ou privation de liberté. Sans oublier les bracelets électroniques pour les agresseurs (1 353 dispositifs actifs aujourd’hui) qui s’appliquent aux injonctions d’éloignement lorsque le juge estime qu’il existe un risque particulier.

Le juriste spécialiste du droit des femmes Octavio Salazar souligne également l’importance du recensement des victimes de la violence de genre, aussi bien des femmes que des mineurs et des orphelins. « Certains pays n’effectuent même pas le décompte. » En 2003, on a commencé à dénombrer de manière officielle les femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Depuis cette date, 1 027 victimes ont été recensées, dont 51 en 2019. Puis, à partir de 2013, le gouvernement a pris en compte les mineures (34 tuées depuis que le décompte existe, 3 en 2019) ainsi que les cas d’orphelins causés par ce type de violence (qui s’élèvent à 275).

C’est l’une des faiblesses du système espagnol, rappelle Lucía Avilés. « Pour l’instant, la violence de genre n’est reconnue que dans le cadre des relations de couple, ce qui nous éloigne des recommandations des traités internationaux et de la Convention d’Istanbul [l’accord-cadre du Conseil de l’Europe ratifié par l’Espagne en 2014]. » Depuis le 1er octobre 2018, les délégations doivent remettre au gouvernement des données qui dépassent le cadre des seuls couples ou anciens couples afin d’élaborer de nouvelles statistiques, en plus des données existantes. Mais pour le moment, ces nouvelles statistiques n’ont pas été publiées et aucune date n’a été prévue.

Ce qui fait toujours défaut

Tous les experts se rejoignent sur la faille statistique. Ces mêmes experts sont aussi d’accord sur les principales faiblesses d’un système qui dispose de l’ossature parfaite sans parvenir à se mettre complètement en marche : l’éducation, la prévention et les moyens.

D’après Miguel Lorente, l’Espagne n’a toujours pas conscience collectivement « du fondement culturel – donc idéologique et identitaire – contre lequel elle doit lutter ». Pour lui, la solution passe par une plus grande spécialisation : « Comme on ne peut pas exiger que du jour au lendemain, l’ensemble de la société prenne conscience de ce type de violence et de ses mécanismes, il suffit que quelques individus [magistrats, travailleurs sociaux, professionnels de la santé, forces de l’ordre…] se spécialisent pour garantir une réponse adéquate de la part des institutions. »

Octavio Salazar abonde en ce sens : « Avec des professionnels spécialisés et davantage de moyens matériels et humains, les volets de la prévention et de la détection des risques seraient bien mieux assurés, en particulier chez les professionnels de la santé, qui sont souvent les premiers à détecter les cas de violences faites aux femmes. Pourtant, l’éducation et la sensibilisation à ces questions restent absentes des cursus d’infirmerie ou de médecine. Elles sont tout aussi absentes des programmes scolaires des enfants et des adolescents, qui devraient dès à présent inclure l’éducation affective et sexuelle. »

En résumé, le modèle espagnol de lutte contre la violence de genre est-il un modèle à suivre ? « Oui, répond l’avocate Elena Ocejo, spécialiste de la violence sexiste et membre d’Abogadas por la Igualdad (« Avocates pour l’égalité », association de femmes juristes de la principauté des Asturies). Il suffit de se rappeler d’où nous sommes partis pour mesurer le chemin parcouru, mais il faut aller plus loin. Tous les outils nécessaires à l’éradication de la violence sexiste se trouvent dans la loi de 2004 et dans le pacte d’État. Il ne reste plus qu’à les exploiter à fond. » 

 

Traduit de l’espagnol par SYLVAIN VAILLARD

 

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