En 2014 s’est déroulé le procès de Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans d’emprisonnement pour avoir tué de trois balles dans le dos son conjoint, en 2012, après des décennies de brutalités et d’abus sexuels dont ses enfants et elle étaient victimes. Elle sera graciée par le président Hollande en 2016.

À la suite de « l’affaire Sauvage », les avocates de la défense mais aussi des associations d’aide aux femmes victimes de violence ont réclamé que soit reconnue en France la légitime défense « différée », sur le modèle du Canada, où les cas d’homicides conjugaux ou patriarcaux – comme il serait plus juste de les nommer – sont proportionnellement bien moins nombreux qu’en France. Dans le cadre de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes, la législation canadienne donne la possibilité de reconnaître comme une défense légitime un acte qui n’aurait pas été une réaction immédiatement consécutive à l’agression.

Depuis 1990, l’arrêt Lavallée considère en effet que les femmes victimes de violence conjugale sont en situation d’exposition à un risque de mort permanent et leur reconnaît la légitimité de se défendre même lorsqu’elles le font après coup. L’argument – en partie tiré d’études de psychologie en victimologie – est que la violence conjugale est à ce point aliénante qu’elle provoque chez la victime un « syndrome de la femme battue », annihilant la capacité de se défendre « sur le coup ». On comprend aisément les réticences juridico-politiques à étendre la définition de la « légitime défense » aux situations où les réactions de défense ou tout simplement de survie seraient différées dans le temps, éloignées de l’instant t de la menace réelle, imminente ou immédiate ; car, au fond, cela équivaudrait pour certains à reconnaître la légitimité de la rumination vengeresse et de l’autojustice.

L’histoire moderne de la relation entre le droit et la violence civile, privée, montre que la loi a principiellement consisté à court-circuiter le droit des individus à recourir à la violence pour se faire justice, afin de circonscrire la résolution des conflits ou la « réparation » des préjudices au sein des tribunaux. Un court-circuitage au long cours dont la définition juridique contemporaine restrictive de la « légitime défense » (1994) est l’héritage – en tout cas en France.

Les féminicides constituent-ils donc une exception ? L’enfermement de l’enjeu des violences faites aux femmes dans le cadre de l’affaire « Jacqueline Sauvage » est problématique. Les débats autour de la légitime défense différée psychologisent à outrance un rapport de pouvoir structurel vis-à-vis duquel la loi ne peut apporter de réponse qu’après coup. Il faut rappeler, par exemple, que jusqu’en 1975, en France, les juges font preuve d’une large mansuétude à l’égard des hommes coupables du meurtre de leur conjointe ou ex-conjointe. Mobilisant la circonstance atténuante de « crime passionnel », le meurtre par amour, par jalousie, suspicion d’adultère ou adultère, par désespoir, les juges ont reconnu la vengeance – y compris différée et disproportionnée – comme légitime, mais aussi entériné le fait que l’émancipation, l’égalité ou la liberté des femmes constituaient au fond une menace réelle pour la vie d’un homme.

On retrouve aujourd’hui les traces de cette histoire dans les entrefilets des journaux où les féminicides sont encore qualifiés de « faits divers », de « drames conjugaux » ou « familiaux ». Ainsi, la légitime défense ne peut se poser de façon principielle qu’en termes politiques : n’est-il pas légitime de défendre les femmes ? Ce qui équivaut à se demander quels sont, au regard de la réalité du féminicide en France, les moyens réels, efficaces et pertinents mis en place pour empêcher qu’une femme ne meure tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon ? 

 

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