Trente ans après la fin de la guerre civile (1975-1990), le Liban est de nouveau au bord du gouffre. Il ne s’agit pas cette fois de chrétiens contre des musulmans, de palestino-gauchistes contre des forces de droite alliées d’Israël. Il s’agit d’un soulèvement de la grande majorité de la population, toutes confessions confondues, en particulier des jeunes qui n’ont pas connu les horreurs de la guerre, contre une classe dirigeante qualifiée avec véhémence de corrompue et d’inapte à gouverner le pays, sur fond de très grave crise économique et sociale.

La vague de protestations dure depuis plus de trois semaines. Du jamais-vu. Elle se distingue par son caractère pacifique, contrairement aux violences que l’on observe dans des situations similaires, par exemple en Irak (des centaines de morts et des milliers de blessés). Au Liban, l’armée n’a pas tiré sur les foules. On a même assisté à des scènes de fraternisation avec la troupe, dans une ambiance bon enfant où dominaient les slogans réclamant le remplacement des chefs politiques, souvent en place depuis des décennies, accusés de piller le pays.

Le cri de ce ralliement étrangement spontané est toujours le même : « Tous veut dire tous », pointant la responsabilité collective de ceux qui exercent le pouvoir. Dans les rassemblements, les emblèmes des partis sont absents et seuls prennent la parole des militants d’ONG, d’associations diverses, voire des mères de familles, des étudiants démunis ou des chômeurs dont le nombre croît à mesure que le Liban s’enfonce dans la crise. En plus de sa fragilité quasi constitutive, ce petit pays de 5 millions d’habitants compte un million de réfugiés syriens ayant fui la guerre chez eux.

La principale caractéristique de cette révolte est de concerner toutes les régions et d’avoir entraîné toutes les communautés religieuses – chrétiens, sunnites, chiites, Druzes – dont les populations, surtout chez les jeunes, réclament la fin du confessionnalisme sur lequel est bâti le pays depuis son indépendance, en novembre 1943. Ce système est basé sur une répartition officielle selon des quotas religieux. Aussi, le chef de l’État est forcément chrétien, le chef d’état-major également, le Premier ministre sunnite, le président du parlement chiite, etc. L’actuel, Nabih Berri, détient ce poste depuis bientôt trente ans. Dans cette fameuse « formule libanaise », le clientélisme est roi. Les bénéficiaires en sont les élites de chaque communauté. Le détonateur de la révolte a été une sorte de farce. Un ministre bien inspiré a annoncé une taxe sur les appels via WhatsApp, un outil de communication gratuit essentiel dans un pays d’émigration où une grande part des ressources de l’État provient des revenus de ses expatriés. La rue s’est enflammée un peu partout – quand peu auparavant une augmentation du prix de l’essence n’avait presque pas fait de bruit. Le gouvernement a eu beau revenir sur cette annonce, la population, descendue clamer son ras-le-bol, n’allait plus quitter la rue. L’incurie des pouvoirs publics – les ordures jonchent les rues des villes depuis des années – avait déjà fait le reste. Les coupures d’électricité sont incessantes alors que la guerre est terminée depuis trente ans et la liste est longue des chantiers jamais réalisés. « L’incapacité de l’exécutif était devenue patente », juge Camille Chalabian, un homme d’affaires beyrouthin.

Un plan de sauvetage de l’économie baptisé CEDRE de 11 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures, adopté par une conférence de donateurs en 2017, est resté lettre morte à ce jour. D’autres programmes d’aides ont connu le même sort. Pour le citoyen libanais, la raison du blocage est connue : qui va empocher la cagnotte ? Car cet « exécutif de la discorde », comme est surnommé le gouvernement, est composé de frères ennemis qui se détestent. D’un côté, le Hezbollah pro-iranien, ses alliés chiites du mouvement Amal, ainsi que le parti chrétien du chef de l’État, lui aussi lié au Hezbollah ; de l’autre, le parti sunnite de M. Hariri et les anciennes milices chrétiennes, les Forces libanaises (FL), aujourd’hui alliés aux Druzes. Tous dirigés par d’anciens chefs de guerre ou des héritiers de dynasties politiques, ces dirigeants confessionnels n’ont en commun qu’une chose : être ceux mêmes dont souhaitent se débarrasser les nouvelles générations.

La rue a d’ores et déjà obtenu une victoire avec la démission du Premier ministre, qui a proposé la formation d’un gouvernement de technocrates. Le chef de l’État, après avoir refusé tout changement, a récemment réclamé un « gouvernement propre », un aveu en forme de satisfecit du principal souhait des manifestants : le grand balayage. Le puissant Hezbollah a commencé à montrer des fêlures : il a été conspué jusque dans son fief chiite du Sud-Liban, fait totalement inédit. Pourtant, au-delà du dégagisme, aucune sortie de crise ne se profile. Or le pays du Cèdre fait face à une situation financière désastreuse. Des experts évoquent un défaut de paiement, d’autres une restructuration de la dette publique (150 % du PIB). Les agences de notation lancent alerte sur alerte. Dans un pays qui importe presque tout ce qu’il consomme, le déficit commercial ne cesse d’augmenter et, pour la première fois, également celui de la balance des paiements. La livre libanaise a sérieusement décroché. L’économie va à vau-l’eau, les chômeurs sont toujours plus nombreux et les politiciens font tout pour rester en place. Pour l’heure, même sans perspective claire, la rue ne décroche pas. 

 

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