Peut-on parler d’un « climat insurrectionnel » international ?

Gardons-nous d’une sorte d’illusion synchronique et photogénique dans ce constat télévisuel de foules occupant pendant les mêmes périodes des places centrales, de l’Alameda de Santiago du Chili à la place Tahrir de Bagdad en passant par le Grand Sérail de Beyrouth et le Causeway Bay de Hongkong. Ce n’est pas parce que ces images sont tournées le même jour que ces soulèvements ont les mêmes causes ; chacun a sa genèse propre. Avec les médias sociaux adeptes du « présentisme » et les chaînes d’information en continu, un mouvement social devient une marchandise médiatique. Et s’il y en a deux ou plus, c’est considéré comme un fait total. À tort. On observe en fait une agrégation de mouvements strictement nationaux, avec une combinaison spécifique de facteurs, même si les enjeux sont toujours économiques, politiques et, souvent, symboliques. Avec une exception, en Irak, où la terrible répression est conduite sous la houlette des milices pro-iraniennes. Il n’y a pas d’adversaire global à contester, comme ce fut le cas lors des manifestations contre la guerre du Vietnam en Europe et aux États-Unis. Et le slogan libanais « La révolution, c’est la vie » indique le besoin de dignité dans un pays pillé par quelques familles. Il faut donc prendre le temps d’analyser les contextes particuliers de chacun de ces mouvements.

Y a-t-il néanmoins des points communs entre les différents mouvements qui ont émergé ces dernières semaines à travers le monde ?

Le point commun est structurel : des faits mineurs – la hausse du prix du ticket de métro à Santiago, la taxe sur les communications par WhatsApp au Liban… – deviennent des étincelles et provoquent soudainement l’expression publique et collective de profondes frustrations accumulées depuis longtemps. Pour les Chiliens, c’est le poids excessif du secteur privé dans la protection sociale et le conservatisme des institutions, l’IVG étant à peine autorisée en raison des pressions exercées par une Église qui est par ailleurs restée longtemps silencieuse sur la criminalité pédophile. Au Liban, c’est la carence abyssale des services publics qui nourrit la contestation – il suffit de se promener à Beyrouth pour le constater. À Hongkong, les étudiants découvrent ce que la « rétrocession » prévue pour 2049 signifie : une emprise croissante du Parti communiste chinois, peu enclin à maintenir les voies d’une expression démocratique. En Bolivie, une suspicion s’est installée au sujet des conditions peu transparentes, selon l’Organisation des États américains, de la réélection dès le premier tour d’Evo Morales pour un quatrième mandat.

La demande commune est d’abord que l’État assure des services publics efficaces et la sécurité, surtout dans une situation d’après-conflit. Mais assez vite, c’est le système politique qui est mis en cause, avec le refus du « continuisme ». Celui-ci s’incarne aussi bien dans le projet de Morales de rester au pouvoir jusqu’en 2025 ou même 2030 que dans le rôle excessif des cadres politiques confessionnels établis par les accords visant à ramener la paix civile au Liban et en Irak, ou dans le recours à l’armée au Chili, pays où une partie de la population reste traumatisée par le coup d’État de 1973, comme le montre le dernier documentaire de Patricio Guzmán, La Cordillère des songes.

Comment expliquer l’importance de la dénonciation des inégalités économiques ou de la corruption dans ces mouvements ?

Le sujet de la corruption est en effet très présent. En Irak et au Liban, le poids excessif des milices et partis confessionnels débouche sur le népotisme et l’absence de l’État. L’Irak est au 168e rang sur 180 du classement de la perception de la corruption publié par Transparency International. À Hongkong, on découvre l’alliance nouée entre les tycoons de l’immobilier qui contrôlent la région spéciale et le Parti communiste chinois, dont certains membres n’hésitent d’ailleurs pas à placer leurs capitaux sur l’île, tout en envisageant de se réfugier en Australie si ça tournait mal. La dénonciation des inégalités économiques – qu’il s’agisse de la captation des revenus du pétrole en Irak, de ceux des mines au Chili ou des loyers exorbitants à Hongkong – revêt donc une dimension plus politique.

Faut-il aussi voir dans ces mouvements d’émancipation une réponse à la poussée identitaire qu’on observe dans de nombreux autres pays ?

J’ai toujours pensé que la mondialisation était d’abord celle des États-nations. La question est de savoir comment en tirer parti tout en s’en protégeant. Elle se pose partout. Et ce qui s’esquisse comme réponse économique est en quelque sorte un retour à des chaînes de production de format plus régional, qui se double d’une réaffirmation du rôle des États pour mieux contrôler les intérêts nationaux. Si l’on regarde les sociétés, elles sont davantage connectées et désireuses de libre expression ; le mouvement d’émancipation des nouvelles générations – démographiquement dominantes en Algérie, en Irak et en Afrique subsaharienne – peut rappeler celui de mai 1968. Il est conforté par l’affirmation du rôle des jeunes femmes qui, comme au Chili, s’expriment également au nom de leurs mères. Enfin, les préoccupations écologiques sont moins un luxe de privilégiés, comme en Europe, qu’une exigence de santé publique face à la pollution des eaux (Chine, Irak, Liban, Chili), de l’air (Inde, Chine), des sols et des rivages.

Ces manifestations sont-elles également soutenues par les populations ?

Le cas bolivien est très intéressant. Evo Morales est appuyé par les syndicats ouvriers des mineurs indiens et les indigénistes pour établir son projet d’« État post-colonial ». Il est contesté par les étudiants et la classe moyenne métisse et blanche. Les pays andins de l’Amérique latine restent contrôlés par les descendants des conquérants. En même temps, le continent vit sous régime démocratique depuis près de quatre décennies, avec le soutien d’une moitié de la population selon les sondages. Le risque est un tournant néo-populiste, en raison de la fin des politiques redistributives mises en place par les partis de gauche lors de la période de forte croissance de la décennie précédente.

Quelle place tient la violence – ou la non-violence – dans ces différents soulèvements ?

L’humour, sport national en Algérie, les formules-chocs – par exemple, le slogan « La démocratie des riches, la dictature des pauvres » au Chili –, les graffitis et l’art de la rue sont les armes premières des jeunes manifestants là où la parole publique est confisquée. En face, des chars sont sortis de leurs casernes au Chili et des militaires sont en patrouille après que le président Sebastián Piñera, conservateur et milliardaire, a parlé d’un « pays en guerre ». Combien de jeunes manifestants de 2019 sont-ils des enfants de disparus, de victimes de la torture ou d’exilés de la période 1973-1989 ?

En Algérie, l’armée entend garder son pouvoir politique et économique. En Irak, la violence a été employée dès le premier jour contre les jeunes diplômés universitaires qui s’étaient rassemblés devant le siège du gouvernement, lequel refuse tout dialogue. On a compté près de  370 morts en Irak en octobre, dans un pays dominé par des milices armées, souvent pro-iraniennes. Ces manifestations ont lieu dans les villes chiites et Téhéran voit derrière elles la main des États-Unis et d’Israël !

Y a-t-il des ponts entre ces différents mouvements ?

Des Libanais ont fait référence au Hirak (« mouvement ») algérien. En Irak, ce même terme sert à désigner ce qui se passe en ce moment – une mobilisation inédite du fait de son caractère autonome, du jamais-vu depuis la formation de l’Irak moderne. Le monde arabe forme un bassin d’interprétation unique, comme on l’a vu pendant les « printemps » arabes, mais cette fois les pouvoirs nationaux ont repris le dessus.

À Singapour, où la liberté d’expression se limite à un coin des orateurs dans le parc Hong Lim, les dirigeants sont nerveux et craignent les répercussions possibles des événements de Hongkong dans la cité-État, d’autant que les prochaines élections approchent.

Ces mobilisations semblent se distinguer par une absence de meneurs ou de programme spécifique, sinon le « dégagisme », le rejet des autorités perçues comme illégitimes. Comment l’expliquez-vous ?

En effet, la spontanéité de ces mouvements est frappante. En Amérique latine démocratique, on trouve des indignés, des chômeurs et des leaders locaux, partagés entre violence révolutionnaire et démocratie participative. Une récupération néo-populiste est possible. Au Moyen-Orient, la crise est plus profonde : comment établir des systèmes politiques représentatifs et efficaces qui ne soient plus fondés sur une répartition des pouvoirs selon des bases confessionnelles ? Il ne faut pas négliger la force du sentiment national qui s’affirme au Liban comme en Irak, aux dépens des influences extérieures.

À Hongkong, en Algérie ou en France notamment, ces mouvements populaires durent depuis des mois. Quelle peut en être l’issue ?

Les trois cas cités sont fort différents. L’avenir de Hongkong est sombre à long terme, mais, à Pékin, le pouvoir central est très divisé sur la politique à suivre. Comme le dit l’ancien dissident Lun Zhang, « deux visions de civilisations s’affrontent sous nos yeux : liberté ou autoritarisme. À la vie, à la mort pour Hongkong ». Sauf si les choses venaient à bouger en Chine même d’ici 2049.

En Algérie, s’exprime une demande de relève générationnelle, afin que la jeunesse – 45 % de la population a moins de 25 ans – soit mieux représentée politiquement et davantage reconnue. À cette revendication, se mêle une demande de transparence face à un État dirigé de manière très opaque par de multiples réseaux de pouvoir et d’influence : non seulement l’armée, mais aussi la Sonatrach – la société publique qui exploite et commercialise les hydrocarbures, un secteur qui représente 98% des revenus d’exportation du pays –, les anciens combattants – plus nombreux à émarger au budget en 2019 qu’en 1962 –, les partis et les bureaux. On ne voit pas, à ce stade, de débouché politique pour ce mouvement.

En France, une jacquerie automobile portant sur une taxe carbone et localisée dans les régions peu densément peuplées et dans les zones suburbaines de métiers peu qualifiés a été fort mal gérée par un gouvernement qui estimait y jouer sa crédibilité à mener des réformes d’envergure comme celle des retraites. Le besoin d’une vraie politique d’aménagement du territoire s’est exprimé – ardente obligation, selon moi, à laquelle il n’a pas encore été répondu. L’américanisation de l’espace français s’est accélérée ces dernières années, ce qui a renforcé les disparités d’accès aux services publics, alors que la population est très attachée à la notion d’égalité. L’équité territoriale dans un pays vaste et sous-peuplé a un coût élevé. Les responsables politiques devraient mettre en place des politiques en faveur des électorats qui n’ont pas voté pour eux et qui ont manifesté leur crainte de rester invisibles et inaudibles. C’est là que l’effort doit porter en priorité. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & SYLVAIN CYPEL

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !