Ce qui se joue à Hongkong depuis maintenant cinq mois va bien au-delà d’une crise politique classique qui aurait revêtu les atours d’une contestation postmoderne dopée aux réseaux sociaux, à la fois massive et sans visage. De quoi la révolution « Be water » («soyez comme l’eau », en référence à une maxime de Bruce Lee sur la fluidité et au slogan « Libérons Hongkong, révolution maintenant ») est-elle le nom et pourquoi ne trouve-t-elle pas, pour le moment, d’issue ?

Tout commence en février 2019 avec la volonté du gouvernement de la Région administrative spéciale (RAS) d’amender les lois d’extradition et de coopération judiciaire, afin de supprimer les clauses territoriales restrictives se rapportant à la Grande Chine – la République populaire, mais également Taïwan (République de Chine) et Macao. Pour le gouvernement, il s’agit de remédier à une « lacune » laissée béante depuis la rétrocession de 1997 et de le faire vite, puisqu’un crime de sang commis par un Hongkongais à Taïwan en 2018 exige une « restitution » expéditive du suspect pour que justice soit rendue. Le vrai enjeu est ailleurs pourtant, car par ces amendements toute personne se trouvant à Hongkong et faisant l’objet de poursuites judiciaires en République populaire, résidents et étrangers inclus, deviendra ainsi justiciable en Chine même.

Dès mars, les professionnels du droit émettent des réserves de fond : concernant l’inexplicable empressement du gouvernement tout d’abord – une extradition ad hoc avec Taïwan est tout à fait possible –, et surtout le manque de garanties formelles, judiciaires ou législatives, qui permettraient aux autorités hongkongaises d’opposer un refus circonstancié à toute demande d’extradition considérée comme infondée. Non seulement ce nouveau régime de coopération s’établirait entre deux systèmes judiciaires toujours considérés comme incompatibles, notamment s’agissant des droits humains, mais il dépendrait par ailleurs de la seule capacité du chef de l’exécutif, nommé par Pékin, à dire non aux autorités requérantes. Une première manifestation en mars, puis une plus importante en avril et la mobilisation de la communauté d’affaires, si puissante dans la première place financière d’Asie, poussent le gouvernement à revoir en partie sa copie fin mai en enlevant de la liste certains crimes de cols blancs et en ne retenant que les crimes passibles de plus de sept ans d’emprisonnement. C’est trop peu, et déjà un peu tard.

À l’appel du Front civil des droits de l’homme, une grande manifestation appelant au retrait de la loi est organisée le 9 juin : un million de Hongkongais y participent. Le dimanche d’après, face à l’intransigeance du gouvernement et en dépit de la « suspension » du projet, c’est une marée humaine de 2 millions de manifestants – plus du quart de la population totale du territoire – qui défilent du Parc Victoria jusqu’au siège du gouvernement. Au final, il faudra attendre le 4 septembre pour qu’enfin soit annoncé le retrait définitif du projet – devenu effectif le 23 octobre avec la reprise de la session parlementaire et après que le gouvernement eut adopté par décret d’urgence une interdiction du port du masque lors de rassemblements non autorisés.

Entre-temps, la réponse du gouvernement a été purement policière et répressive : fin octobre, près de 3 000 personnes ont été arrêtées (dont 750 mineurs), 450 inculpées et pas loin de 5 000 grenades lacrymogènes ont été tirées par la police ainsi qu’une dizaine de balles réelles, dont une à bout portant qui blessa gravement un manifestant le jour de la fête nationale du 1er octobre.

Depuis la dernière grande manifestation pacifique organisée le 18 août, pas un week-end ne se passe sans que des affrontements aient lieu entre jeunes manifestants et policiers, et, contrairement au mouvement des Parapluies de 2014, les défilés prennent pour terrain de jeu l’ensemble de la RAS, du quartier des affaires aux lointains Nouveaux Territoires. Et si ces jeunes, filles et garçons confondus, souvent diplômés, vêtus de noir, équipés de masque à gaz achetés en ligne et armés le plus souvent d’un simple parapluie, érigent des barricades de fortune avec le mobilier urbain et retardent l’avancée des policiers en lançant des cocktails Molotov, c’est avant tout par réaction à l’inflexibilité et la surdité du politique. Mais la stratégie d’attrition du gouvernement ne fonctionne pas : la police hongkongaise, longtemps réputée « Asia’s finest », la meilleure d’Asie, est conspuée pour ses abus de pouvoir et accusée de collusion avec les organisations mafieuses, et la cote de popularité de Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif locale, est au plus bas. À la mi-octobre, les sondages indiquent que plus de 50 % de la population attribuent la spirale de la violence à l’incompétence du gouvernement et près de 60 % des Hongkongais disent comprendre les manifestants qui en viennent à adopter des méthodes plus radicales.

En dépit des bruits de bottes de l’Armée populaire de libération à la frontière et de la rhétorique menaçante des autorités pékinoises, le mouvement ne faiblit pas et conserve donc le soutien d’une majorité de la population, puisque près de 90 % des Hongkongais continuent d’exiger la mise en place d’une commission d’enquête indépendante sur les violences policières. Certes les tourments socio-économiques de la jeunesse entretiennent un sentiment d’injustice généralisé – Hongkong est tristement célèbre pour son immobilier le plus cher du monde et son indice de Gini, qui renseigne sur les inégalités salariales, plus élevé qu’aux États-Unis – mais l’enjeu est avant tout politique : depuis 2014, Pékin a fait preuve d’une intransigeance toujours plus grande, dénonçant la mainmise étrangère, refusant toute avancée démocratique significative et faisant barrage à la montée en puissance d’une nouvelle génération de démocrates plus « identitaires ». Au final, ce que dénoncent les manifestants, c’est la trahison des promesses faites dès avant 1997, puisque l’agenda démocratique et l’exercice d’un « haut degré » d’autonomie font partie intégrante de la constitution locale approuvée par Pékin en 1990. De son côté, le gouvernement local admet devoir servir deux maîtres, mais à l’évidence ne rend des comptes qu’à un seul – Pékin – et néglige le second – le peuple de Hongkong. 

 

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